Par deux arrêts (Cour administrative d’appel de Bordeaux, 24 janvier 2012, n°10BX02880 et n°10BX02881), le juge administratif a reconnu la responsabilité de l’Etat dans l’explosion de l’usine AZF le 21 septembre 2001 du fait des carences fautives de ses services dans la surveillance de cette installation classée.
Perte de chance
Si cette reconnaissance de responsabilité est un évènement, on ne peut s’empêcher de remarquer que les montants – 1250 euros dans la première affaire et 2500 euros dans la seconde – des indemnités que l’Etat a été condamné à verser aux requérants sont bien dérisoires à côté des préjudices subis par ces habitants.
Même si le juge administratif a pour réputation – justifiée ou non – de n’accorder des dommages et intérêts que très limités en comparaison de ceux qu’octroie le juge judiciaire, la faiblesse de ces montants dans ces deux affaires peut se justifier pour plusieurs raisons.
D’abord l’objet même de la demande était ici limité par les requérants respectivement à 10000 et 20 000 euros en réparation d’un préjudice moral et de trouble dans les conditions d’existence, tenant en particulier au fait que l’explosion a été à plusieurs titres une source d’angoisse (leur maison a été dévastée et ils sont restés plusieurs heures sans nouvelle de leur enfant). En effet, les préjudices matériels avaient déjà été indemnisés par les compagnies d’assurances.
Ensuite, il ressort très clairement des deux arrêts que la caractérisation du lien de causalité entre les carences de l’Etat et l’explosion de l’usine AZF était malaisée et a obligé le juge administratif à recourir à la théorie de la perte de chance, théorie apparue en 1928 en droit administratif (CE, 03 août 1928, Bacon) et très utilisée dans le contentieux administratif de la responsabilité hospitalière.
C’est pourquoi, le juge relève à propos du bâtiment 221 que : « s’il n’est pas certain qu’aucune explosion ne se serait produite en l’absence de faute commise dans la surveillance de ce dernier entrepôt, il est établi que la mise en contact du mélange explosif avec des produits qui auraient été stockés dans des conditions régulières, et dont la réactivité aurait été ainsi très inférieure, n’aurait pas eu les mêmes conséquences ; que, dans ces conditions, la carence de l’État dans la surveillance de cette installation classée doit être regardée comme ayant fait perdre à M. B…une chance sérieuse d’échapper au risque d’explosion tel qu’il s’est réalisé et d’éviter tout ou partie des dommages qu’il a personnellement subis du fait de cette explosion » (affaire n°10BX02880).
Ainsi, au sens du juge administratif le seul lien de causalité établi est celui entre la faute de l’Etat et la perte de chance pour les requérants d’échapper au risque d’explosion de l’usine et d’éviter les dommages en découlant.
On comprend alors que les requérants ne pourront se voir indemniser non le préjudice « final » qu’ils ont subi (maison dévastée, angoisse d’avoir perdu un proche) mais seulement le préjudice « initial » que constitue la perte de chance d’échapper au risque d’explosion et d’éviter les dommages en découlant.
Ce préjudice « initial » correspond à une fraction du « préjudice final » qui est déterminée par le juge administratif en fonction du degré de certitude de la perte de chance. Et ici l’appréciation souveraine de la chance perdue conduit à imputer d’emblé de moitié l’indemnité sollicitée.
C’est pourquoi, le juge administratif décide dans les deux affaires « qu’eu égard à l’importante probabilité de survenance d’une explosion du seul fait du croisement de produits hautement incompatibles entre eux, il y a lieu d’évaluer l’ampleur de cette perte de chance à 25 % et de mettre à la charge de l’Etat la réparation de cette fraction des dommages qu’a subis le requérant et qui sont restés non indemnisés ».
Le juge évaluant les préjudices « finaux » à 5000 euros pour la première affaire, et à 10 000 euros pour la seconde, il accorde en indemnisation du préjudice « initial », seul préjudice indemnisable, les sommes de 1250 et 2500 euros aux requérants.
Cette reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans l’explosion de l’usine AZF à Toulouse par la juridiction administrative sera sans doute tenue pour symbolique. Mais il n’est pas totalement déraisonnable de penser que les requérants recherchaient d’abord ici la reconnaissance de principe de la responsabilité de l’Etat pour ses carences fautives dans le contrôle des installations classées en cause. Il ne faut jamais perdre de vue les fonctions multiples de la responsabilité administrative (D. Lochak, « réflexions sur les fonctions sociales de la responsabilité administrative, In Le droit administratif en mutation, PUF, 1993, p. 275) ; ce serait finalement l’insupportable impunité pénale de l’Etat personne morale qui se trouve palliée par le pis allé d’une responsabilité administrative déclaratoire et « sanctionnatrice ».
Carences fautives
Concernant la reconnaissance des carences fautives des services de l’Etat et tout particulièrement de celles du service de l’inspection des installations classées, le cheminement du juge bordelais est limpide et peut difficilement souffrir de contestation.
Celui-ci relève tout d’abord « qu’il ressort de l’arrêt précité de la cour d’appel de Toulouse du 24 septembre 2012, lequel est revêtu de l’autorité de la chose jugée quant aux faits constatés par le juge pénal (…) que l’explosion qui s’est produite le 21 septembre 2001, initiée dans le bâtiment 221 de l’usine AZF, a pour origine la réaction chimique accidentelle née du mélange de nitrates d’ammonium et de produits chlorés dans un environnement et des conditions d’entreposage qui ont favorisé cette réaction ».
Remarquant que « la procédure pénale a mis en évidence le non-respect des prescriptions réglementaires quant aux modes de stockage des nitrates d’ammonium déclassés », le juge administratif considère que « l’existence même de ces modes irréguliers de stockage de produits dangereux dans le bâtiment 221, pour des quantités importantes et sur une longue durée (…) révèle une carence des services de l’Etat dans son contrôle de cette installation classée ».
Au surplus, il s’avère que l’étude de danger relative aux ammonitrates et autres engrais réalisée par la société était « ancienne et partielle ». C’est pourquoi, un arrêté du 18 octobre 2000 lui imposait de réaliser une étude générale de dangers de l’installation avant le 3 février 2001, et avant fin 2001 une étude de danger propre au stockage des ammonitrates.
Cependant, au jour de la catastrophe, soit le 21 septembre 2001, aucune de ces deux études de dangers n’avaient été transmise au service des installations classées, sans que celui-ci s’en soit inquiété, jugeant probablement comme suffisant l’engagement de la société à réaliser l’une d’elle « fin juillet 2001 ».
Et les arrêts ne manquent pas de relever qu’il ne sert à rien au Ministre de se prévaloir des onze visites d’inspection qui ont été réalisées sur le site entre le 1er mars 1995 et le 17 mai 2001 dès lors que les PV afférents ne remettent nullement en cause les carences en question. Au contraire, cette défense a conduit le Ministre a démontre le caractère « durable » de la carence fautive mise à jour par le professeur Roland Drago comme engageant la responsabilité de l’Etat du fait de l’exercice de la police des ICPE (R. DRAGO, Liberté d’entreprendre et environnement », Mélanges Jacques Robert : Montchrestien, 1998, p. 105).
Dans ces conditions, l’absence de sanctions prises par les services de l’état à l’encontre des « défaillances visibles et prolongées de l’exploitant du site, source de risques majeurs dans une zone de forte densité urbaine » constitue une carence fautive évidente de l’administration au regard des textes applicables à la police des installations classées et notamment l’article L.514-1 du code de l’environnement.
Enfin, il semble que l’Etat ait cherché dans une défense tout aussi naturelle que risquée à s’exonérer de sa responsabilité en invoquant les fautes commises par l’exploitant de l’installation.
Cela expliquerait de manière fort convaincante que le juge bordelais se soit senti obligé d’écrire dans ses deux décisions ce qui tient pourtant de l’évidence : « l’Etat ne peut, pour s’exonérer de sa responsabilité née de ses propres carences à identifier ou sanctionner des défaillances détectables, durables et d’incidence très grave dans l’exploitation d’installations classées pour la protection de l’environnement qu’il a autorisées, se prévaloir de l’existence même des fautes de cette nature imputables à cet exploitant, dès lors que son action aurait dû précisément avoir pour objet et pour effet d’éviter qu’elles ne soient commises ».
Ainsi et selon une jurisprudence traditionnelle (par ex. : CAA Bordeaux, 25 févr. 1993, nos 90BX00281 et 90BX00349, Cne Saint-Pée-sur-Nivelle ; TA Nancy, 5 mai 1998, n° 97887, Assoc. de défense de l’environnement du Centre Ornain c/ Min. Aménagement territoire et Environnement), la faute durable de l’administration à ne pas faire respecter les prescriptions qu’elle édicte engage ici sa responsabilité.
Cette déclaration de principe satisfera tous ceux qui observent le difficile avènement d’une prétendue « démocratie des risques » des risques : les victimes avec l’aide du juge, pour un instant au moins, auront fait bégayer l’Etat jacobin, si habitué à parler avec autorité des « risques » ou du moins à désigner en son sein ceux qu’il autorise à le faire …
Etienne POULIGUEN (Juriste – Green Law Avocat)