Par Me Marie-Coline Giorno (Green Law Avocat)
La ligne à grande vitesse (LGV) « Poitiers-Limoges » s’est arrêtée net avant de prendre trop de vitesse.
Par un décret n° 2015-18 du 10 janvier 2015 (consultable ici), les travaux nécessaires à la réalisation de la LGV « Poitiers-Limoges » entre Iteuil (Vienne) et Le Palais-sur-Vienne (Haute-Vienne) avaient été déclarés urgents et d’utilité publique. La déclaration d’utilité publique est l’acte permettant, à terme, de procéder aux expropriations nécessaires à la réalisation du projet. Il s’agit donc d’un acte fondamental lors de l’élaboration d’un projet.
Ce même décret emportait mise en compatibilité des documents d’urbanisme des communes d’Aslonnes, Civaux, Dienné, Fleuré, Gizay, Iteuil, Lhommaizé, Lussac-les-Châteaux, Mazerolles, Roches-Prémarie-Andillé, Vernon, La Villedieu-du-Clain et Vivonne dans le département de la Vienne et des communes de Bellac, Chamborêt, Chaptelat, Limoges, Nieul, Le Palais-sur-Vienne, Peyrilhac et Saint-Jouvent dans le département de la Haute-Vienne.
De nombreux requérants ont demandé l’annulation de ce décret au Conseil d’Etat. Dans une décision du 15 avril 2016 (CE, 6e et 1ère SSR, 15 avril 2016, n°387475, 388441, 388591, 388628, 388629, 388656, 390519, 391332), le Conseil d’Etat a annulé ce décret.
Après s’être prononcé sur plusieurs fins de non-recevoir et sur la régularité des interventions, le Conseil d’Etat a retenu deux motifs d’illégalité : un motif de légalité externe (I) et un motif de légalité interne (II).
- Sur la légalité externe
Les grands projets d’infrastructures de transport doivent contenir une évaluation économique et sociale destinée, notamment, à informer le public. Ainsi, aux termes de l’article L. 1511-1 du code des transports : « Les choix relatifs aux infrastructures, aux équipements et aux matériels de transport dont la réalisation repose, en totalité ou en partie, sur un financement public sont fondés sur l’efficacité économique et sociale de l’opération. […] ».
L’article L. 1511-2 du même code prévoit que « Les grands projets d’infrastructures et les grands choix technologiques sont évalués sur la base de critères homogènes intégrant les impacts des effets externes des transports sur, notamment, l’environnement, la sécurité et la santé et permettant des comparaisons à l’intérieur d’un même mode de transport ainsi qu’entre les modes ou les combinaisons de modes de transport. ».
Cette évaluation économique et sociale est jointe au dossier soumis à enquête publique, en vertu de l’article L. 1511-4 du même code.
L’article 4 du décret du 17 juillet 1984 relatif à l’application de l’article 14 de la loi du 30 décembre 1982 relative aux grands projets d’infrastructures, aux grands choix technologiques et aux schémas directeurs d’infrastructures en matière de transports intérieurs, alors en vigueur, définissait son contenu : « L’évaluation des grands projets d’infrastructures comporte : (…) / 2° Une analyse des conditions de financement et, chaque fois que cela est possible, une estimation du taux de rentabilité financière ; (…) / L’évaluation des grands projets d’infrastructures comporte également une analyse des différentes données de nature à permettre de dégager un bilan prévisionnel, tant des avantages et inconvénients entraînés, directement ou non, par la mise en service de ces infrastructures dans les zones intéressées que des avantages et inconvénients résultant de leur utilisation par les usagers. Ce bilan comporte l’estimation d’un taux de rentabilité pour la collectivité calculée selon les usages des travaux de planification. Il tient compte des prévisions à court et à long terme qui sont faites, au niveau national ou international, dans les domaines qui touchent aux transports, ainsi que des éléments qui ne sont pas inclus dans le coût du transport, tels que la sécurité des personnes, l’utilisation rationnelle de l’énergie, le développement économique et l’aménagement des espaces urbain et rural. Il est établi sur la base de grandeurs physiques et monétaires ; ces grandeurs peuvent ou non faire l’objet de comptes séparés (…) »
En l’espèce, le Conseil d’Etat a estimé que le « dossier d’enquête préalable à la déclaration d’utilité publique du projet de ligne à grande vitesse Poitiers-Limoges se borne, dans son analyse des conditions de financement du projet, à présenter les différentes modalités de financement habituellement mises en œuvre pour ce type d’infrastructures et les différents types d’acteurs susceptibles d’y participer ; qu’il ne contient ainsi aucune information précise relative au mode de financement et à la répartition envisagés pour ce projet ».
Il estime, par conséquent, que cette évaluation économique et sociale est insuffisante.
Toutefois, il existe un principe selon lequel « si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d’une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n’est de nature à entacher d’illégalité la décision prise que s’il ressort des pièces du dossier qu’il a été susceptible d’exercer, en l’espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie ; que l’application de ce principe n’est pas exclue en cas d’omission d’une procédure obligatoire, à condition qu’une telle omission n’ait pas pour effet d’affecter la compétence de l’auteur de l’acte » (Conseil d’Etat, Assemblée, 23 décembre 2011, Danthony et autres, n° 335033, publié au recueil Lebon).
Ainsi, une décision affectée d’un vice de procédure n’est illégale que s’il ressort des pièces du dossier que ce vice a été susceptible d’exercer, dans les circonstances de l’espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie.
A défaut d’avoir examiné concrètement les effets du vice de procédure, le juge commet une erreur de droit (Conseil d’Etat, 30 janvier 2013, n°347347). Il doit donc expressément rechercher si le vice de procédure allégué a effectivement été, en l’espèce, de nature à nuire à l’information complète de la population ou avait une influence sur la décision prise (Conseil d’Etat, 10 juin 2015, n°371566).
En matière d’études socioéconomiques établies pour des infrastructures de transport, il a déjà été jugé que certaines insuffisances pouvaient être régularisées (CAA Bordeaux, 21 juillet 2015, n°14BX03468 et n°14BX03454, deux arrêts).
En l’espèce, telle n’est toutefois pas l’analyse du Conseil d’Etat. Au contraire, il considère « qu’eu égard notamment au coût de construction, évalué à 1,6 milliards d’euros en valeur actualisée 2011, l’insuffisance dont se trouve ainsi entachée l’évaluation économique et sociale a eu pour effet de nuire à l’information complète de la population et été de nature à exercer une influence sur la décision de l’autorité administrative ».
Dès lors qu’aucune régularisation n’est, en l’espèce, envisageable, la Haute Juridiction en déduit que le décret attaqué a été adopté dans des conditions irrégulières. Il s’agit là du premier motif d’annulation du décret.
- Sur la légalité interne
Le second motif d’annulation retenu par le Conseil d’Etat repose sur le bilan coûts/avantages du projet.
Afin d’apprécier l’utilité publique de la LGV, le Conseil d’Etat rappelle qu’ « une opération ne peut être légalement déclarée d’utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier, les inconvénients d’ordre social, la mise en cause de la protection et de la valorisation de l’environnement, et l’atteinte éventuelle à d’autres intérêts publics qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente ».
Il applique donc la « théorie du bilan » pour apprécier l’utilité publique d’un projet (cf. Conseil d’Etat, Assemblée, 28 mai 1971, n°78825, publié au recueil Lebon).
Ce bilan requiert la mise en balance des avantages et des inconvénients d’un projet afin de déterminer si, in fine, l’opération présente une utilité publique.
Dans un premier temps, le Conseil d’Etat admet l’intérêt public du projet de LGV au regard de diverses considérations :
- aménagement du territoire ;
- développement économique et désenclavement du Limousin et de l’agglomération de Limoges ;
- indirectement, développement économique et désenclavement des départements du Cantal, du Lot et de la Dordogne ;
- réduction des pollutions et nuisances liées à la circulation routière
- amélioration du confort et de la sécurité des personnes transportées ;
- réduction du temps de parcours entre Limoges et Poitiers de 1h45 à 30 minutes ;
- réduction du temps de parcours entre Limoges et Paris et de 3h09 à 2h03.
Dans un second temps, le Conseil d’Etat liste les inconvénients causés par le projet :
- absence de financement du projet ;
- coût de construction (1,6 milliards d’euros en valeur actualisée à 2011) ;
- incertitude sur les temps de parcours annoncés (en raison de la complexité de gestion d’une voie à grande vitesse unique assortie d’ouvrages d’évitement) ;
- évaluation de la rentabilité économique et sociale du projet inférieure au niveau habituellement retenu par le Gouvernement pour apprécier si une opération peut être regardée comme utile, en principe, pour la collectivité ;
- courte liaison ferroviaire se rattachant au réseau ferroviaire à grande vitesse ;
- absence de prolongement de la ligne prévue ;
- report massif de voyageurs de la ligne Paris-Orléans-Limoges-Toulouse vers la ligne à grande vitesse, impliquant une diminution de la fréquence du trafic sur cette ligne et donc une dégradation de la desserte des territoires situés entre Orléans et Limoges
- engagement des travaux déclarés « urgents » entre 2030 et 2050 soit dans longtemps par rapport à la réserve formulée par la commission d’enquête tendant à ce que ces travaux soient programmés à un horizon suffisamment rapproché ;
- atteinte très importante aux droits des propriétaires des terrains dont la déclaration d’utilité publique autorise l’expropriation dans un délai de quinze ans.
Le Conseil d’Etat en déduit alors « qu’il résulte de l’ensemble de ces éléments que les inconvénients du projet l’emportent sur ses avantages dans des conditions de nature à lui faire perdre son caractère d’utilité publique ». Il est assez exceptionnel que l’utilité publique d’un tel projet ne soit pas reconnue et que les inconvénients priment les avantages.
Il résulte donc de ce qui précède que le Conseil d’Etat annule le décret contesté.
En conséquence, le Conseil d’Etat retient à la fois un vice de légalité externe et un vice de légalité interne pour annuler le décret querellé. Il aurait pu se contenter d’un seul motif d’annulation du décret mais il a volontairement choisi d’en retenir deux.
A la lecture de la décision, il semble manifeste que le Conseil d’Etat a voulu, par la présente décision, sanctionner le défaut d’évaluation économique et sociale sérieuse, tant sur la forme que sur le fond. Il est rare que la Haute Juridiction annule des projets d’une telle ampleur. La bonne gestion des deniers publics paraît avoir été un argument décisif.