Par David DEHARBE, avocat gérant (Green Law Avocats)
Dans un jugement n° 2019924 du 16 juin 2023, le Tribunal administratif de Paris reconnaît la responsabilité de l’État dans un litige individuel en raison des pics de pollution en région parisienne (disponible sur Doctrine).
Un couple, ayant résidé à Paris jusqu’en août 2018, imputent les maladies respiratoires contractées par leurs filles mineures, depuis leur naissance respectivement le 15 mars 2014 et le 18 août 2017, à la pollution atmosphérique de la région Ile-de-France.
Ils ont adressé une réclamation indemnitaire au ministre de la transition écologique et solidaire et au préfet de police les 3 et 30 octobre 2020.
Par un jugement avant-dire droit du 7 février 2022, le tribunal a jugé que l’État avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité, en ce que les mesures adoptées n’ont pas permis que les périodes de dépassement des valeurs limites de concentration de polluants dans l’atmosphère de la région Île-de-France soient les plus courtes possibles.
Dans son jugement du 16 juin 2023, la juridiction a refusé d’indemniser plusieurs préjudices patrimoniaux et extra-patrimoniaux des parents et de leur deuxième fille :
- Incidence de la pathologie de la première fille sur la vie professionnelle de ses parents (TA de Paris, jugement n°2019924, 16 juin 2023, point 12) ;
- Frais médicaux et de déplacements (TA de Paris, n°2019924, 16 juin 2023, point 13) ;
- Frais de déménagement et de mutation (TA de Paris, n°2019924, 16 juin 2023, point 14) ;
- Souffrances endurées (TA de Paris, n°2019924, 16 juin 2023, point 15) ;
- Troubles dans les conditions d’existence (TA de Paris, n°2019924, 16 juin 2023, point 16) ;
- Préjudice moral d’angoisse face à l’inaction de l’État (TA de Paris, n°2019924, 16 juin 2023, point 17) ;
- Préjudice moral d’anxiété face à une contamination (TA de Paris, n°2019924, 16 juin 2023, point 18).
De même, la juridiction a refusé de procéder à l’indemnisation de certains préjudices subis par la première fille :
- Préjudice d’agrément (TA de Paris, n° 2019924, 16 juin 2023, point 8) ;
- Troubles dans les conditions d’existence (TA de Paris, n° 2019924, 16 juin 2023, point 9) ;
- Préjudice moral d’angoisse face à l’inaction de l’État (TA de Paris, n° 2019924 ,16 juin 2023, point 10) ;
- Préjudice moral d’anxiété face à une contamination (TA de Paris, n° 2019924, 16 juin 2023, point 11).
En revanche, le Tribunal a fait droit à l’indemnisation du seul préjudice relatif aux souffrances endurées par la première fille après avoir établi le lien de causalité entre les pics de pollutions et ses pathologies.
I. Appréciation du lien causalité entre l'exposition aux pics de pollution et les symptômes
Le Tribunal administratif rappelle qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union Européenne (Grande chambre C-61/21du 22 décembre 2022, point 65) qu’au titre du principe de la responsabilité de l’État pour des dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union qui lui sont imputables, ces derniers ne se voient pas conférer des droits individuels aux particuliers susceptibles de leur ouvrir un droit à réparation à l’égard d’un État membre, au regard de certaines dispositions de directives encadrant la qualité de l’air (articles 3 et 7, directive 80/779/CEE, 15 juillet 1980 ; articles 3 et 7, directive 85/203/CEE, 7 mars 1985 ; articles 7 et 8, directive 96/62/CE, 27 septembre 1996 ; article 5§1, directive 1999/30/CE, 22 avril 1999 ; articles 13§1 et 23§1, directive 2008/50/CE).
Certes, les juges du fonds constatent qu’au regard de cette jurisprudence de la Cour, les particuliers ne peuvent utilement invoquer la méconnaissance des dispositions articles 13§1 et 23§1, directive 2008/50/CE pour engager la responsabilité d’un État membre, et un défaut ou une insuffisance de transposition n’est pas allégué en l’espèce (TA de Paris, n° 2019924, 16 juin 2023, point 3).
Pourtant, le Tribunal administratif juge que ceci ne fait pas obstacle à la mise en jeu des règles spéciales moins restrictives de la responsabilité administrative de l’État en droit français (TA de Paris, n° 2019924, 16 juin 2023, point 3).
Et ce d’autant que, la CJUE « n’exclut pas que la responsabilité de l’État puisse être engagée dans des conditions moins restrictives sur le fondement du droit interne » et que, le cas échéant, il puisse être, à ce titre, tenu compte de méconnaissances des obligations européennes « en tant qu’élément susceptible d’être pertinent aux fins d’établir la responsabilité des pouvoirs publics sur un autre fondement que le droit de l’Union » (CJUE, Grande chambre C-61/21du 22 décembre 2022, points 63 et 64).
Ainsi, le tribunal en déduit que dans le cadre de l’appréciation du lien de causalité entre l’exposition et les symptômes de la victime (TA de Paris, n° 2019924, 16 juin 2023, point 4) :
- Il appartient à la juridiction saisie d’un litige individuel portant sur les conséquences pour la personne concernée d’une exposition à des pics de pollution résultant de la faute de l’État, de rechercher, au vu du dernier état des connaissances scientifiques en débat devant elle, s’il n’y a aucune probabilité qu’un tel lien existe ;
- Dans l’hypothèse inverse, elle doit procéder à l’examen des circonstances de l’espèce et ne retenir l’existence d’un lien de causalité entre l’exposition aux pics de pollution subie par l’intéressée et les symptômes qu’elle a ressentis que si ceux-ci sont apparus dans un délai normal pour ce type d’affection, et, par ailleurs, s’il ne ressort pas du dossier que ces symptômes peuvent être regardés comme résultant d’une autre cause que l’exposition aux pics de pollution.
II. Production des études scientifiques établissant un lien entre pollution et otites
Le tribunal a ordonné une expertise afin d’apprécier les conséquences des dépassements des seuils de concentration de gaz polluants fixés à l’article R. 221-1 du code de l’environnement sur l’état de santé de leur deuxième fille, par suite, l’importance des préjudices en lien avec la faute de l’État.
Cette démarche pro-active du juge administratif dans l’établissement d’une pollution s’avère exceptionnelle même si elle devrait être la règle. On voit combien le contentieux climatique élargit l’office du juge, du moins la perception que s’en fait le Tribunal administratif de Paris, manifestement à la pointe en la matière. Rappelons qu’il a été la première juridiction à enjoindre à l’État de réparer les conséquences de sa carence en matière de lutte contre le changement climatique (TA Paris, n° 14 oct. 2021, 1904967-1904968-1904972-1904976).
Dans ce rapport d’expertise, plusieurs études scientifiques apportent des arguments en faveur d’un lien entre pollution et survenue d’otites moyennes, notamment en ce qui concerne les dérivés oxygénés de l’azote, composés produits par les moteurs thermiques, irritants pour les voies respiratoires (TA de Paris, n° 2019924, 16 juin 2023, point 5) :
- Elles ont ainsi mis en évidence un lien entre l’augmentation des concentrations des polluants particulaires et l’augmentation de ces pathologies, avec des délais de deux à trois jours après l’augmentation des concentrations ;
- Elles ont mené les experts à considérer que le facteur attribuable à ce type de pollution sur les épisodes d’otite serait d’environ 30 %, attribuant ainsi un peu moins d’un épisode d’otite sur 3 ou sur 4 à la pollution ;
- Elles rappellent également que les causes des otites moyennes peuvent être multiples, les principaux facteurs de risques étant la vie en collectivité, ainsi que le tabagisme parental.
III. Établissement des périodes de pollutions coïncidant avec l'apparition des symptômes
Les juges du fonds ont établi qu’une partie des symptômes dont a souffert la première fille a été causée par le dépassement des seuils de pollution résultant de la faute de l’État.
D’une part, la première fille née le 15 mars 2014, a souffert, tout particulièrement entre mars 2015 et août 2018, d’épisodes d’otites moyennes à répétition, ayant conduit à la mise en place d’aérateurs transtympaniques bilatéraux et à l’ablation des amygdales le 12 janvier 2016, date à laquelle une surdité à 35 dB était notée (TA de Paris, n° 2019924, 16 juin 2023, point 6).
D’autre part, les symptômes manifestés de la première fille ont coïncidé avec des épisodes de pollution à dépassement de seuil (TA de Paris, n° 2019924, 16 juin 2023, point 6) :
- En 2015, des dépassements de seuils de pollution ont été enregistrés les 6, 7, 17 et 21 mars, et la première fille a souffert de conjonctivite, otorrhée et rhinite purulente le 16 mars, de fièvre le 24 mars, de fièvre et otite moyenne le 30 mars ;
- De nouveaux dépassements ont été enregistrés les 8, 9 avril, et l’intéressée a consulté pour otite bilatérale le 10 avril ;
- Le 21 avril, les seuils ont à nouveau été dépassés, et la première fille a consulté pour otite le 22 avril ;
- En 2016, alors que des dépassements des seuils de pollution ont été enregistrés les 11, 12 et 18 mars, la première fille a souffert le 16 mars d’une conjonctivite et d’écoulements d’oreille, et le 23 mars de fièvre ;
- En 2017, des dépassements de seuils ont été enregistrés le 5 décembre, et l’intéressée a consulté pour otite les 7 et 11 décembre ;
- Si la première fille a fréquenté la crèche de septembre 2014 jusqu’à l’âge de trois ans, ses parents sont non-fumeurs, et leur logement ne comportait pas, selon eux, d’élément favorisant asthme ou allergies ;
- La famille a résidé, de la naissance de la deuxième fille jusqu’en août 2018, à environ 500 mètres du boulevard périphérique parisien, et une amélioration nette de l’état de santé de la première fille a été observée postérieurement au déménagement de la famille hors de la région parisienne.
Par conséquent après avoir reconnu en 2021 la carence de l’État à respecter ses objectifs en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (TA Paris, n° 14 oct. 2021, 1904967-1904968-1904972-1904976) le Tribunal ouvre une nouvelle voie concrète aux victimes de la pollution de l’air même si les conditions propres à engager la responsabilité de l’État sont complexes et nombreuses à justifier.