Contentieux des contrats publics : une fin novembre riche en précisions ! (CE, Avis n° 474108 du 24 novembre 2023 et autres)

Conseil d’État

Par Maîtres Yann BORREL, avocat associé et Gaspard LEBON, avocat collaborateur (Green Law Avocats)

Par deux arrêts et un avis contentieux , tous rendus fin novembre (téléchargeables ci-dessous), le Conseil d’État apporte une série de précisions bienvenues au contentieux de la passation et de l’exécution des contrats publics.

Validité d’un accord-cadre multi-attributaires

1.1 Contestation de la validité d’un accord-cadre multi-attributaires : chaque titulaire doit être regardé comme un tiers à cet accord lorsqu’il en sollicite l’annulation ou la résiliation en tant qu’il a été conclu avec d’autres opérateurs (CE, Avis n° 474108 du 24 novembre 2023)

Aux termes de son avis contentieux, le Conseil d’État estime que l’exercice d’un recours en contestation de la validité d’un accord-cadre multi-attributaires par l’un des titulaires, qui en sollicite l’annulation ou la résiliation en tant qu’il a été conclu avec d’autres opérateurs économiques, s’analyse comme un recours introduit par un tiers au contrat.

Dit autrement, la recevabilité du recours tout comme l’opérance des moyens soulevés au soutien d’une contestation de la validité d’un accord-cadre multi-attributaires par l’un des titulaires, en tant qu’il a été conclu avec d’autres opérateurs, doit s’analyser à travers le prisme (autrement plus restrictif) du recours dit «Tarn et Garonne» (CE, Assemblée, 4 avril 2014, n° 358994) et non celui du recours dit «Béziers I», quant à lui relatif à la contestation de la validité d’un contrat administratif par une partie au contrat (CE, Assemblée, 28 décembre 2009, n° 304802).

Ce cadre posé, la Haute Juridiction énonce que le juge du contrat peut alors prononcer, «le cas échéant, la résiliation ou l’annulation de cet accord en tant qu’il a été attribué à ces autres opérateurs dès lors qu’il est affecté de vices qui ne permettent pas la poursuite de son exécution».

Précision bienvenue, l’avis contentieux indique enfin que le juge, alors saisi de conclusions aux fins d’annulation ou de résiliation partielle de l’accord-cadre, ne peut pas en prononcer l’annulation ou la résiliation dans son ensemble, peu importe que l’annulation ou la résiliation partielle ait pour effet de ramener le nombre de titulaires à un nombre inférieur à celui envisagé par le règlement de la consultation.

Indemnisation du concurrent évincé

1.2. Indemnisation du manque à gagner d’un concurrent irrégulièrement évincé : de la nécessité de caractériser « des chances sérieuses d’emporter le contrat au contraire de tous les autres candidats » (CE, 28 novembre 2023, n° 468867)

L’éviction irrégulière d’un concurrent à l’attribution d’un contrat public ouvre, en principe, droit à indemnisation, lorsqu’il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l’irrégularité et les préjudices invoqués par le concurrent à cause de son éviction.

Néanmoins, la détermination de l’étendue de l’indemnisation à laquelle a droit le concurrent irrégulièrement évincé consiste, pour le juge, en une «fusée à trois étages», qui repose sur une appréciation des chances du concurrent de remporter le contrat (pour un arrêt plus ancien sur ce point, voir CE, 27 janvier 2006, n° 259374).

Dans ce cas, l’absence de chance de remporter le contrat exclut tout droit à indemnité.
Ici, l’arrêt rappelle qu’en cas de «chance» de remporter le contrat, le concurrent irrégulièrement évincé a droit au remboursement des frais engagés pour présenter son offre.

Cette appréciation a pour effet d’étendre l’indemnisation du concurrent à son manque à gagner, ce qui inclut les frais de présentation de l’offre, puisqu’intégrés dans ses charges.

Au cas d’espèce, la Cour administrative d’appel de Marseille avait considéré que le concurrent irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d’emporter le contrat, au motif qu’il ne résultait pas de l’instruction que l’offre finale de ce soumissionnaire «aurait eu une valeur inférieure à celles des trois autres candidats admis à négocier».

Le Conseil d’État a censuré ce raisonnement et exigé, pour caractériser des chances sérieuses d’emporter le contrat, que le concurrent irrégulièrement évincé établisse qu’il aurait eu des chances sérieuses «au contraire de tous les autres candidats ».

Dit autrement, démontrer qu’en l’absence d’éviction irrégulière, le concurrent n’avait pas moins de chances de l’emporter que les autres candidats ne suffit pas à caractériser l’existence de chances sérieuses d’emporter le contrat. La Haute Juridiction impose en effet ici une démonstration plus rigoureuse, qui implique d’établir que le concurrent aurait eu plus de chances que tous les autres d’être déclaré attributaire, pour que son éviction irrégulière puisse conduire à l’indemnisation de son manque à gagner.

Recours Béziers I et caractère illicite invoqué par la seule voie de l’exception

1.3. Contentieux de l’exécution et recours Béziers I : le juge saisi d’un contentieux relatif à l’exécution du contrat ne peut en prononcer l’annulation lorsque son caractère illicite est invoqué par la seule voie de l’exception (CE, 27 novembre 2023, n° 462445)

Pour rappel, l’arrêt dit «Béziers I» explicite le régime juridique du contentieux contractuel entre les parties à un contrat administratif (CE, Assemblée, 28 décembre 2009, n° 304802).

Deux hypothèses sont alors à distinguer.

Dans ce cas de figure le requérant, partie au contrat, en demande l’annulation, si l’on peut dire, «au premier chef», c’est-à-dire par voie d’action.

Le juge ne peut alors prononcer l’annulation du contrat qu’après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, et uniquement en raison d’une irrégularité tenant au caractère illicite de son contenu, ou à un vice d’une particulière gravité (ex : vice du consentement).


Partant, en vertu de l’exigence de loyauté des relations contractuelles, il est alors tenu de résoudre le litige en faisant application du contrat.

Néanmoins, dans le cas où il constate une irrégularité qui aurait conduit, s’il avait été saisi d’un recours en contestation de la validité de ce contrat, à ce qu’il puisse en prononcer l’annulation, le juge du contrat est alors tenu d’en écarter l’application et de régler le litige sur un terrain extracontractuel, tel que l’enrichissement sans cause ou encore la responsabilité extracontractuelle.

Ici, les irrégularités affectant le contrat ne sont pas invoquées aux fins d’en obtenir l’annulation, mais afin d’en écarter l’application pour que le litige soit réglé sur un terrain extracontractuel. Dit autrement, ces irrégularités sont invoquées par la voie de l’exception.

Or, au cas d’espèce, le Tribunal administratif de Marseille avait prononcé l’annulation d’un contrat administratif, alors que le caractère illicite de son contenu n’avait été invoqué par le requérant que par la seule voie de l’exception, dans le cadre d’un litige relatif à l’exécution de ce contrat. Solution ensuite confirmée par la Cour administrative d’appel de Marseille.

L’arrêt du Conseil d’État a sanctionné le raisonnement de la Cour administrative d’appel pour erreur de droit, et jugé que l’office du juge du recours dit «Béziers I» ne peut conduire à ce que ce dernier prononce l’annulation du contrat, lorsqu’il est seulement saisi d’un litige relatif à son exécution et qu’aucune des parties n’en a demandé l’annulation par la voie de l’action.

Enfin, la Haute Juridiction a précisé qu’une telle méconnaissance de son office par le juge du contrat constitue un moyen devant être relevé d’office par les juges d’appel.