Centrale électrique du Larivot : lorsque le Conseil d’Etat piétine dans la lutte contre le changement climatique

Par Maître Marie-Coline GIORNO (Green Law Avocats)

Pour reprendre les termes de l’ancien vice-président du Conseil d’Etat Bruno Lasserre lors des Regards croisés du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation sur le thème « L’environnement : les citoyens, le droit, les juges » en mai 2021 :

 « la lutte contre le changement climatique n’en est pas moins devenue la « lutte-mère » ; celle qui, par son ampleur et le fait qu’elle concerne sans exception tous les êtres humains, symbolise aujourd’hui et donne son souffle au mouvement général en faveur de l’environnement. Elle se présente ce faisant comme un laboratoire dans lequel sont élaborés et testés de nouveaux moyens d’action juridiques, derrière lesquels se cachent en réalité le modèle de société dans lequel nous souhaitons vivre demain, et à travers lesquels sont définies les réponses à la question : « quel monde allons-nous laisser aux générations qui nous succéderont ? ». 

Le Conseil d’Etat aurait-il déjà oublié ces mots prononcés solennellement quelques mois auparavant ?

Il est vrai que l’article 7 du décret n° 2017-457 du 30 mars 2017 relatif à la programmation pluriannuelle de l’énergie de la Guyane (JORF n°0078 du 1 avril 2017) a prévu le remplacement de la centrale thermique de Dégrad-des-Cannes, très vétuste, par une nouvelle centrale thermique.

Le principe de l’installation sur le territoire de la commune de Matoury, au lieu-dit Le Larivot, a été arrêté par une délibération de la collectivité territoriale de Guyane du 10 février 2017 et dont l’exploitation par la société EDF Production Insulaire (PI) a été autorisée par un arrêté du ministre en charge de l’énergie le 13 juin 2017.

Par un arrêté du 19 octobre 2020 portant déclaration de projet, le préfet de la Guyane a déclaré le projet d’intérêt général et mis en compatibilité le plan local d’urbanisme de la commune de Matoury.

Par un arrêté du 22 octobre 2020, le préfet a délivré une autorisation environnementale pour l’exploitation de cette centrale (signalé par Actu Environnement). Ce dernier arrêté a été suspendu par une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de la Guyane en date du 27 juillet 2021, prise sur le fondement de l’article L. 554-12 du code de justice administrative (consultable sur le site de juridiction).

Cette ordonnance a été commentée par le Cabinet Green Law Avocats sur son blog et, à l’époque, nous nous interrogions déjà sur la présomption d’urgence retenue au regard de l’existence potentielle d’un intérêt public (CE Sect. 16 avril 2012 Commune de Conflans-Sainte-Honorine et autres, req. n° 355792, Lebon 153).

Cette ordonnance a fait l’objet de deux pourvois et de deux demandes de sursis à exécution, présentés par la société EDF Production Insulaire et par la ministre de la transition écologique.

Suivant les conclusions très étayées de son rapporteur public (disponibles ici), le Conseil d’État a annulé la suspension de l’autorisation environnementale de la future centrale électrique du Larivot décidée par le juge des référés du tribunal administratif de la Guyane (CE, 10 février 2022, n° 455465, mentionné aux Tables du recueil Lebon : téléchargeable ci-dessous et sur doctrine).

Le Conseil d’Etat avait plusieurs possibilités pour censurer l’ordonnance des référés.

Il pouvait en effet censurer l’appréciation « radicalement erronée » (selon les termes du rapporteur public)  de la condition d’urgence. A cet égard, le rapporteur public estimait que la perspective de « black-out » du littoral guyanais où se trouve l’essentiel de la population constituait une atteinte d’une particulière gravité à l’intérêt général justifiant de ne pas faire jouer la présomption d’urgence (CE Sect. 16 avril 2012 Commune de Conflans-Sainte-Honorine et autres, req. n° 355792, Lebon 153). La sécurité d’approvisionnement présentent en effet un intérêt public auquel ni le Conseil d’Etat (CE, avis, 29 avril 2010, Burgaud, n°323179) ni la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, gde chambre, 29 juillet 2019, Inter-Environnement Wallonie ASBL, C 411/17) ne restent insensibles.

Le Conseil d’Etat a toutefois préféré, suivant les conclusions de son rapporteur public, censurer l’ordonnance de référé du 27 juillet 2021 pour erreur de droit dans l’appréciation du doute sérieux à un double titre :

> D’une part, en raison d’une mauvaise application de l’article L. 100-4 du code de l’énergie (I)

> Et, d’autre part, en raison d’une mauvaise application de l’article L. 121-40 du code de l’urbanisme (II).

I/ Sur l’erreur de droit dans l’application de l’article L. 100-4 du code de l’énergie

Le Conseil d’Etat a considéré, dans un premier temps, que :

« la prise en compte des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % entre 1990 et 2030 fixés à l’article L. 100-4 du code de l’énergie est prévue pour les autorisations d’exploiter une installation de production d’électricité par l’article L. 311-5 du code de l’énergie et pour les autorisations environnementales lorsqu’elles tiennent lieu d’une telle autorisation en application de l’article L. 181-3 du code de l’environnement. Il en va en revanche différemment pour les autorisations environnementales qui ne tiennent pas lieu d’autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité. »

Il en a alors déduit :

« qu’en jugeant comme de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de l’autorisation environnementale le moyen tiré de la méconnaissance de l’obligation de prise en compte des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre résultant de l’article L. 100-4 du code de l’énergie, alors que cette autorisation ne valait pas autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité au titre du code de l’énergie, laquelle avait été précédemment délivrée par un arrêté du 13 juin 2017, le juge des référés du tribunal administratif de la Guyane a commis une erreur de droit. »

Pour mémoire, l’autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité prévue par l’article L. 311-5 du code de l’énergie est délivrée par l’autorité administrative en tenant compte notamment de l’impact de l’installation sur les objectifs de lutte contre l’aggravation de l’effet de serre.

Cette exigence vaut également pour les autorisations environnementales lorsqu’elles tiennent lieu d’une telle autorisation en application de l’article L. 181-3 du code de l’environnement.

Le Conseil d’Etat estime qu’il en va en revanche différemment pour les autorisations environnementales qui ne tiennent pas lieu d’autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité.

Cette position soulève des interrogations.

En premier lieu, l’autorisation environnementale délivrée le 22 octobre 2020 pour la centrale électrique du Larivot vise le code de l’énergie et « vaut autorisation embarquée notamment pour […] la production d’énergie ». On peut donc s’étonner de la position du Conseil d’Etat considérant que cette autorisation ne valait pas autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité au titre du code de l’énergie, celle-ci ayant été délivrée selon lui en 2017. Des éléments factuels du dossier doivent nous manquer sur ce point.

En second lieu, il n’existe, certes, aucune obligation de prise en compte des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre résultant de l’article L. 100-4 du code de l’énergie au titre de l’autorisation environnementale, lorsqu’elle ne tient pas lieu d’autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité.

Cependant le projet était soumis à évaluation environnementale systématique en application du tableau annexé à l’article R. 122-2 du code de l’environnement. Cette évaluation environnementale devait comporter, en application de l’article R. 122-5 du code de l’environnement, une description des principales caractéristiques de la phase opérationnelle du projet notamment concernant la demande et l’utilisation d’énergie, ainsi qu’une description des facteurs mentionnés au III de l’article L. 122-1 du même code susceptibles d’être affectés de manière notable par le projet tels que l’air ou le climat.

De même, une autorisation environnementale telle que celle concernant la centrale électrique du Larivot ne peut être délivrée que si les intérêts mentionnés à l’article L. 511-1 du code de l’environnement sont préservés parmi lesquels figure l’utilisation rationnelle de l’énergie.

Il aurait donc pu être envisagé une prise en compte indirecte des objectifs de l’article L. 100-4 du code de l’énergie grâce à ces autres fondements juridiques. Le Conseil d’Etat a toutefois préféré maintenir une indépendance des législations strictes entre le code de l’énergie et le code de l’environnement.

Notons que si l’autorisation au titre du droit de l’énergie était embarquée dans l’autorisation environnementale ou si l’autorisation au titre du droit de l’énergie avait été contestée, le Conseil d’Etat aurait sans doute accepté de se livrer à un contrôle de la trajectoire au regard des objectifs nationaux de réduction des gaz à effet de serre de l’article L. 100-4 du code de l’énergie.

II/ Sur l’erreur de droit concernant l’application de l’article L. 121-40 du code de l’urbanisme 

Le Conseil d’Etat a constaté une seconde erreur de droit. En effet, il a considéré que le juge des référés avait méconnu le principe d’indépendance des législations urbanistiques et environnementales :

« 6. Aux termes de l’article L. 121-40 du code de l’urbanisme :  » Dans les espaces proches du rivage, sont autorisées : 1° L’extension de l’urbanisation dans les secteurs déjà occupés par une urbanisation diffuse; / 2° Les opérations daménagement préalablement prévues par le chapitre particulier valant schéma de mise en valeur de la mer du schéma daménagement régional prévu par larticle L. 4433-7 du code général des collectivités territoriales « .

7. Cette disposition régit les décisions autorisant une urbanisation ou un aménagement au sens du code de l’urbanisme, et n’est par suite pas applicable à une autorisation environnementale, qui n’a pas pour objet d’autoriser la construction d’une ou plusieurs installations mais seulement d’autoriser le futur exploitant à exploiter cette ou ces installations au titre de la législation des installations classées pour la protection de l’environnement. Il en résulte qu’en jugeant qu’était propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l’autorisation environnementale attaquée le moyen tiré de la méconnaissance de l’article L. 121-40 du code de l’urbanisme, le juge des référés du tribunal administratif de la Guyane a commis une erreur de droit. »

Cette position est parfaitement cohérente au regard de la portée d’une autorisation environnementale.

Statuant, enfin, au titre du référé, le Conseil d’Etat a écarté les autres motifs invoqués par les requérants.

En conclusion, cette décision du Conseil d’Etat, qui repose sur le principe d’indépendance des législations, aurait pu être l’occasion pour la Haute juridiction d’ajouter une pierre à l’édifice de sa construction jurisprudentielle sur la lutte contre le changement climatique. Au lieu d’être novateur, il a préféré rester sur des positions prétoriennes traditionnelles.

Il en résulte qu’en 2022, en France, il est encore possible d’autoriser l’ouverture d’une centrale électrique fonctionnant au fioul d’une puissance de 120 MW, alors qu’il est désormais acquis que ce combustible fait partie des énergies dites « carbonées » dont nous souhaitons nous affranchir. A l’heure où le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) tire à nouveau un signal d’alarme sur les effets irréversibles du changement climatique et où le Secrétaire général de l’ONU souligne que « perdre du temps, c’est périr » (cf. article d’actualité de l’ONU sur le rapport du GIEC), ce manque de courage juridique est regrettable.