Préjudice écologique : Affaire du siècle, suite et suites
Par Frank ZERDOUMI, juriste (Green Law Avocats)
Malgré la domination incontestable de sa composante publiciste, le droit de l’environnement ne peut nier l’importance du droit pénal et du droit civil : ces deux disciplines occupent une place non négligeable, notamment en ce qui concerne les atteintes à l’environnement.
À ce titre, il convient de rappeler que l’on doit la reconnaissance du préjudice écologique pur aux juridictions judiciaires, à commencer par la chambre criminelle de la Cour de cassation qui, dans son arrêt du 25 septembre 2012 (n° 10-82.938), dit arrêt Erika, a consacré la notion de dommage écologique.
Le 14 mars 2019, l’Association Oxfam France, l’Association Notre Affaire à Tous, la Fondation pour la Nature et l’Homme, et l’Association Greenpeace France ont demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner l’État à leur verser la somme symbolique de 1 euro en réparation du préjudice écologique et du préjudice moral, et d’enjoindre au Premier ministre et aux ministres compétents de mettre un terme à l’ensemble des manquements de l’État à ses obligations, générales et spécifiques, en matière de lutte contre le changement climatique ou d’en pallier les effets, de faire cesser le préjudice écologique, notamment en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Le 3 février 2021, le Tribunal administratif de Paris a condamné l’État à verser aux requérantes la somme de 1 euro chacune en réparation de leur préjudice moral : il a également ordonné un supplément d’instruction avant de statuer sur les autres conclusions tendant à ce que le Tribunal enjoigne à l’État de prendre toutes les mesures permettant d’atteindre les objectifs que la France s’est fixée en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre afin de faire cesser pour l’avenir l’aggravation du préjudice écologique constaté (voir notre commentaire de TA Paris, 3 févr. 2021, Association OXFAM France et autres, req. n° 190467, 190468, 190472, 190476).
Le 14 octobre 2021, le Tribunal administratif de Paris a enjoint au Premier ministre et aux ministres compétents de prendre, avant le 31 décembre 2022, toutes les mesures utiles de nature à réparer le préjudice écologique et à prévenir l’aggravation des dommages, à hauteur de la part non compensée d’émissions de gaz à effet de serre au titre du premier budget carbone, soit 15 Mt CO2eq (voir notre commentaire de TA Paris, 14 oct. 2021, n° 1904967, 1904968, 1904972, 1904975/4-1).
Ces deux jugements sont devenus définitifs. Les associations ont ultérieurement saisi le Tribunal administratif de Paris de demandes tendant à l’exécution de celui du 14 octobre.
Le 22 décembre 2023, le Tribunal administratif de Paris a statué sur ces demandes et a rejeté ces demandes d’exécution : il a refusé de prononcer une astreinte à l’encontre de l’État en vue d’obtenir l’exécution complète de son jugement du 14 octobre 2021, dans lequel il avait notamment enjoint au Gouvernement de prendre avant fin 2022 les mesures nécessaires pour réparer le préjudice écologique.
Le 22 février 2024, les associations se sont pourvues en cassation devant le Conseil d’État et lui ont demandé d’annuler le jugement du 22 décembre 2023 et de faire droit à leurs demandes tendant à l’exécution du jugement du 14 octobre 2021.
Les associations requérantes invoquaient l’article L. 911-4 du Code de justice administrative : d’après elles, le Tribunal aurait dû assurer l’exécution de la décision antérieure.
Le jugement du 14 octobre 2021 constituait-il une décision susceptible de cassation ?
Le Conseil d’État a répondu à cette question par la négative : le jugement contesté est en réalité un appel, et non une décision susceptible de cassation (décision commentée : CE, 13 décembre 2024, n° 492030).
Il a donc été renvoyé à la Cour administrative d’appel de Paris, ce qui s’apparente à une victoire pour les associations requérantes : le Conseil d’État a donc jugé que leur requête contre le jugement du Tribunal administratif de Paris du 22 décembre 2023 sera examinée par la Cour administrative d’appel de Paris.
Pour comprendre cette approche, il convient de reprendre les dispositions de l’article L. 911-4 du Code de justice administrative sa version applicable au moment des faits.
Ces dernières encadrent le régime d’exécution des décisions rendues par les tribunaux administratifs et cours administratives d’appel :
« En cas d’inexécution d’un jugement ou d’un arrêt, la partie intéressée peut demander au tribunal administratif ou à la cour administrative d’appel qui a rendu la décision d’en assurer l’exécution.
Toutefois, en cas d’inexécution d’un jugement frappé d’appel, la demande d’exécution est adressée à la juridiction d’appel.
Si le jugement dont l’exécution est demandée n’a pas défini les mesures d’exécution, la juridiction saisie procède à cette définition. Elle peut fixer un délai d’exécution et prononcer une astreinte.
Le tribunal administratif ou la cour administrative d’appel peut renvoyer la demande d’exécution au Conseil d’Etat. ».
De manière constante, la Haute juridiction considère qu’en vertu de ces dispositions les voies de recours prévues contre les décisions d’exécution ou de refus d’exécution sont identiques à celles concernant les décisions dont il est demandé au juge d’assurer l’exécution :
« La procédure prévue par l’article L. 911-4 du code de justice administrative se rattache à la même instance contentieuse que celle qui a donné lieu à la décision juridictionnelle dont il est demandé au juge d’assurer l’exécution. Ainsi, les voies de recours ouvertes contre la décision prise en application de cet article sont les mêmes que celles qui sont prévues contre la décision dont il est demandé au juge d’assurer l’exécution » (décision commentée : CE, 13 décembre 2024, req. n° 492030, point 4 ; voir aussi CE, 29 octobre 2003, req. n° 259440, considérant n° 2).
En poursuivant son raisonnement, le Conseil d’État a analysé les voie de recours prévues contre un jugement dont il est demandé au juge l’exécution dans le cadre d’un contentieux indemnitaire.
Dans ce cas de figure, la Haute juridiction estime qu’un tel jugement dans son ensemble est susceptible d’appel si le montant des indemnités n’excède pas 10 000 euros et que le litige ne porte pas sur un contrat de la commande publique :
« D’autre part, aux termes de l’article R. 811-1 du code de justice administrative : ” Toute partie présente dans une instance devant le tribunal administratif ou qui y a été régulièrement appelée, alors même qu’elle n’aurait produit aucune défense, peut interjeter appel contre toute décision juridictionnelle rendue dans cette instance. / Toutefois, le tribunal administratif statue en premier et dernier ressort : / (…) 8° Sauf en matière de contrat de la commande publique sur toute action indemnitaire ne relevant pas des dispositions précédentes, lorsque le montant des indemnités demandées n’excède pas le montant déterminé par les articles R. 222-14 et R. 222-15 “.
Il résulte de ces dispositions que lorsque le tribunal administratif statue sur une demande tendant d’une part au versement d’une indemnité n’excédant pas le montant déterminé par les articles R. 222-14 et R. 222-15 du code de justice administrative, d’autre part à ce qu’il soit enjoint de faire cesser les causes du dommage dont il est demandé réparation ou d’en pallier les effets, son jugement est, dans son ensemble, susceptible d’appel » (décision commentée : CE, 13 décembre 2024, n° 492030, points 5 et 6 ; voir aussi CE, avis, 27 juin 2024, n° 492828 points 6 et 7).
En se fondant sur ces dispositions, la Haute Juridiction en conclut que les jugements rendus dans cette affaire par le Tribunal administratif de Paris étaient bien susceptibles d’appel :
« Il s’ensuit que les jugements du tribunal administratif de Paris en date des 3 février et 14 octobre 2021 ayant statué sur ces conclusions étaient susceptibles d’appel. Il en va de même pour le jugement du 22 décembre 2023 par lequel le tribunal administratif de Paris a statué sur les demandes des associations requérantes tendant à l’exécution de ces jugements. Le recours formé par les associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous et Greenpeace France, demandant l’annulation du jugement du 22 décembre 2023, présente ainsi le caractère d’un appel, qui ne ressortit pas à la compétence du Conseil d’État mais à celle de la cour administrative d’appel de Paris. Il y a donc lieu d’en attribuer le jugement à cette cour » (décision commentée : CE, 13 décembre 2024, n° 492030, point 8).
En réaction, les trois associations se sont félicitées de cette décision, et ont déclaré que le Conseil d’État redonnait ainsi de la valeur à la demande de réparation en nature du préjudice écologique, qui s’est traduit dans cette affaire par des actions proactives de l’État.
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