Par Me Marie-Coline Giorno (Green Law Avocat)
Pour la première fois à notre connaissance, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur le respect des droits des tiers lorsque des prescriptions spéciales sont imposées au pétitionnaire pour accompagner des permis de construire éoliens (Conseil d’Etat, 6ème et 1ère sous-sections réunies, 16 octobre 2015, n°385114, mentionné dans les tables du recueil Lebon, consultable ici).
Les faits de l’espèce ayant donné lieu à cette décision sont les suivants.
Le Préfet de la Nièvre a accordé à un opérateur éolien six permis de construire en vue de l’implantation d’un parc de cinq éoliennes et d’un poste de livraison. Les autorisations de construire pour les éoliennes comportaient, en leur article 2, des prescriptions d’ordre technique, indivisibles du reste du permis imposant, au titre de la protection de l’environnement, la plantation de haies sur des parcelles appartenant à des propriétaires privés.
Plusieurs requérants ont demandé au tribunal administratif de Dijon l’annulation de ces six arrêtés. Par un jugement n°1102113 du 4 avril 2013, le tribunal administratif a rejeté leur demande.
Les requérants ont ensuite interjeté appel auprès de la Cour administrative d’appel de Lyon. Par un arrêté n°13LY01455 du 19 août 2014, la cour administrative d’appel de Lyon a annulé le jugement du tribunal administratif de Dijon en tant qu’il avait rejeté les conclusions des requérants tendant à l’annulation des cinq arrêtés du Préfet relatifs à la construction des cinq éoliennes en tant que, dans leur article 2, ces arrêtés prescrivaient la plantation de haies et a annulé dans cette mesure les arrêtés en cause. Dans cet arrêt, la Cour a rejeté le surplus des conclusions de la requête.
Les requérants ont alors formé un pouvoir en cassation devant le Conseil d’Etat.
Aux termes de sa décision, la Haute Juridiction a annulé l’arrêt de la Cour administrative de Lyon au motif qu’elle avait omis de statuer sur un moyen qui n’était pas inopérant.
Décidant de régler l’affaire au fond, le Conseil d’Etat a alors successivement écarté les moyens tirés de :
– L’absence de réponse à certains arguments relatifs à l’insuffisance de l’étude d’impact ;
– L’insuffisance de l’analyse de l’étude d’impact sur les chiroptères ;
– L’inexactitude de l’étude d’impact et de ses annexes en ce qui concerne l’axe du couloir de migration des grues cendrées ;
– L’insuffisance des mesures acoustiques ;
– La méconnaissance de l’article R. 431-13 du code de l’urbanisme relatif au contenu du dossier de permis de construire lorsque tout ou partie de l’installation est implantée sur du domaine public ;
– La méconnaissance de l’article R. 111-15 du code de l’urbanisme en ce qui concerne l’impact sur l’avifaune ;
– La méconnaissance de l’article R. 111-14 du code de l’urbanisme relatif à l’atteinte à l’activité agricole et à la promotion d’une urbanisation dispersée ;
– La méconnaissance de l’article R. 111-21 du code de l’urbanisme relatif à l’atteinte au paysage ou à l’environnement visuel.
Puis, et c’est là le principal apport de cette décision, le Conseil d’Etat se prononce sur le moyen selon lequel le Préfet aurait commis une erreur de droit en prescrivant la plantation de haies sur des parcelles privées, sans s’assurer de l’accord de leurs propriétaires.
En premier lieu, le Conseil d’Etat considère que « si les requérants soutiennent que le préfet de la Nièvre a commis une erreur de droit en prescrivant la plantation de haies sur des parcelles privées, sans s’assurer de l’accord de leurs propriétaires, cette circonstance, à supposer que les propriétaires concernés n’aient pas donné leur accord à la date de délivrance des permis attaqués, n’est pas de nature à entacher d’illégalité ces derniers, qui ont été délivrés sous réserve des droits des tiers ».
Cette position était prévisible. En effet, il résulte d’une jurisprudence constante que les permis de construire sont délivrés sous réserve des droits des tiers (pour les premières occurrences de ce principe que nous avons recensées : Conseil d’Etat, 5 mars 1965, n°57315 ou encore Conseil d’Etat, 18 octobre 1968, n°65358, publié au recueil Lebon ; pour des décisions très récentes : Conseil d’Etat, 19 juin 2015, n°368667, publié au recueil Lebon ; Conseil d’Etat, 23 mars 2015, n°348261, publié au recueil Lebon ou encore Conseil d’Etat, 9 mai 2012, n°335932, mentionné aux tables du recueil Lebon).
En outre, bien que le Conseil d’Etat ne vise aucun texte pour affirmer ce principe, il convient de constater que ce dernier est désormais codifié à l’article A.424-8 du code de l’urbanisme aux termes duquel :
« […] Le permis est délivré sous réserve du droit des tiers : il vérifie la conformité du projet aux règles et servitudes d’urbanisme. Il ne vérifie pas si le projet respecte les autres réglementations et les règles de droit privé. Toute personne s’estimant lésée par la méconnaissance du droit de propriété ou d’autres dispositions de droit privé peut donc faire valoir ses droits en saisissant les tribunaux civils, même si le permis respecte les règles d’urbanisme. »
A cet égard, il convient de souligner que les juridictions du fond n’hésitent pas à viser expressément l’article A.424-8 du code de l’urbanisme dans leurs arrêts (voir, pour quelques exemples, CAA Nantes, 3 avril 2015, n°14NT00188 ; CAA Bordeaux, 2 octobre 2014, n°13BX00806 ; CAA Marseille, 12 décembre 2013, n°11MA04657 ; CAA Lyon 12 novembre 2013, n°13LY01123).
Il résulte de la rédaction de ces dispositions que le Conseil d’Etat ne pouvait reconnaître une quelconque erreur de droit du Préfet lorsqu’il a prescrit la plantation de haies sur des parcelles privées sans l’accord de leurs propriétaires.
Cette position qui affirme la légalité des permis délivrés n’en présente pas moins une conséquence à ne pas perdre de vue pour les opérateurs.
En effet, en second lieu, le Conseil d’Etat précise très logiquement que : « la construction du parc d’éoliennes ne pourra, au demeurant, être légalement réalisée conformément aux permis délivrés qu’à la condition que les haies aient pu être plantées ».
Il en déduit alors que « le moyen tiré de ce que ces prescriptions seraient entachées d’illégalité sur ce point doit être écarté ».
Une fois encore, cette affirmation du Conseil d’Etat était prévisible dès lors qu’il est constant que les prescriptions imposées par le Préfet d’ordre technique doivent être respectées pour que la construction du parc éolien soit considérée comme conforme aux permis délivrés.
Cependant, cela mène à une situation assez paradoxale :
– D’un côté, le Conseil d’Etat affirme la légalité des permis de construire ;
– De l’autre, il rappelle que les éoliennes ne seront légalement construites qu’à la condition que les haies soient plantées alors qu’il sait pertinemment que les droits des tiers font obstacle à l’implantation des haies sur des parcelles privées.
Ainsi, bien que les permis de construire soient légaux, la construction du parc éolien paraît impossible en l’état, du moins aussi longtemps que les propriétaires n’acceptent pas l’implantation des haies paysagères prescrites par l’autorisation d’urbanisme.
En conséquence, la position du Conseil d’Etat engendre une situation de blocage qui risque de contraindre les opérateurs éoliens dont on soumet les permis de construire à des prescriptions qui nuisent aux droits des tiers à demander une modification des prescriptions voire même à déposer un nouveau dossier de permis de construire afin de pouvoir mener leur projet à bien. Bien évidemment dans un monde idéal on peut penser que l’opérateur aura lui-même proposé dans son étude d’impact la prescription paysagère et il ne pourra s’en prendre qu’à lui-même s’il a méconnu le droit des tiers. Mais parfois la prescription émane du préfet sur proposition du SDAP et peut mettre l’opérateur, au final, dans une situation pour le moins inextricable … Prescrire légalement l’impossible, voila qui illustre assez bien la crise juridique que traverse notre siècle !