Intérêt à agir du tiers et périmètre de la dérogation espèces protégées

Par Maître David DEHARBE, avocat gérant et Frank ZERDOUMI, juriste (Green Law Avocats)
Au titre du droit conventionnel et du droit de l’Union européenne, la protection directe de la faune et de la flore sauvages doit être assurée sur tout le territoire.
Les textes de référence en la matière sont la Convention de Berne du 19 septembre 1979, la Convention de Bonn du 23 juin 1979 et la Convention de Barcelone du 16 février 1976, ainsi que deux directives de 1992 et 2009.
D’une part, la directive n° 92/43/CEE du 21 mai 1992 dite Habitats-Faune-Flore a imposé des dispositions visant une protection stricte des espèces menacées.
D’autre part, la directive n° 2009/147/CE du 30 novembre 2009 dite Oiseaux a exigé la conservation de toutes les espèces d’oiseaux vivant naturellement à l’état sauvage sur le territoire européen des États membres.
Cependant à titre dérogatoire, les atteintes aux espèces sont permises au titre de l’article L. 411-2 du code de l’environnement.
Même si le juge de l’excès n’a cessé de baliser son contentieux de la dérogation, le Conseil d’État s’est récemment interrogé sur le caractère inopérant ou non du moyen tiré de l’identification insuffisante des espèces protégées impactées par le projet (décision commentée : CE, 18 juillet 2025, n° 483757 ).
Le 16 septembre 2016, le Préfet du Loiret a, par arrêté, déclaré d’utilité publique les travaux d’aménagement de la déviation d’une route départementale entre Jargeau et Saint-Denis-de-l’Hôtel, ainsi que la création d’un pont sur la Loire.
Le 11 août 2017, le même Préfet a, par un deuxième arrêté, accordé au Conseil départemental du Loiret, dans le cadre de ce projet, une dérogation à l’interdiction de destruction, perturbation intentionnelle, capture d’espèces animales protégées et destruction, altération, dégradation de leurs aires de repos ou sites de reproduction.
Le 30 juillet 2018, le Tribunal administratif d’Orléans a annulé cet arrêté pour insuffisance de motivation.
Le 5 septembre 2018, le Préfet a donc, par un troisième arrêté, accordé au Conseil départemental du Loiret la même dérogation pour une espèce d’oiseaux, quinze espèces de chiroptères et neuf espèces de reptiles.
L’Association Mardiéval et l’Association France Nature Environnement ont alors saisi le Tribunal administratif d’Orléans afin d’obtenir l’annulation de cet arrêté.
Le 15 avril 2021, le Tribunal a rejeté leur demande.
Le 14 juin 2021, les deux associations ont interjeté appel contre ce jugement devant la Cour administrative d’appel de Versailles, afin d’obtenir son annulation ainsi que l’annulation de l’arrêté.
Le 23 juin 2023, la Cour a rejeté cet appel.
Le 17 août 2023, l’Association Mardiéval s’est pourvue en cassation devant le Conseil d’État afin d’obtenir l’annulation de l’arrêt de la Cour.
S’il justifie d’un intérêt pour agir contre une dérogation espèces protégées, un tiers peut-il invoquer le moyen tiré de ce que la dérogation ne porte pas sur l’ensemble des espèces affectées par le projet ?
Le Conseil d’État a répondu à cette question par l’affirmative, annulant ainsi l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Versailles, mais ne donnant pas satisfaction aux deux associations (décision commentée : CE, 18 juillet 2025, n° 483757 ).
L’article L. 411-1 du Code de l’environnement dispose que :
« I. – Lorsqu’un intérêt scientifique particulier, le rôle essentiel dans l’écosystème ou les nécessités de la préservation du patrimoine naturel justifient la conservation de sites d’intérêt géologique, d’habitats naturels, d’espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées et de leurs habitats, sont interdits :
1° La destruction ou l’enlèvement des œufs ou des nids, la mutilation, la destruction, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle, la naturalisation d’animaux de ces espèces ou, qu’ils soient vivants ou morts, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur détention, leur mise en vente, leur vente ou leur achat ;
2° La destruction, la coupe, la mutilation, l’arrachage, la cueillette ou l’enlèvement de végétaux de ces espèces, de leurs fructifications ou de toute autre forme prise par ces espèces au cours de leur cycle biologique, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur mise en vente, leur vente ou leur achat, la détention de spécimens prélevés dans le milieu naturel ;
3° La destruction, l’altération ou la dégradation de ces habitats naturels ou de ces habitats d’espèces ;
4° La destruction, l’altération ou la dégradation des sites d’intérêt géologique, notamment les cavités souterraines naturelles ou artificielles, ainsi que le prélèvement, la destruction ou la dégradation de fossiles, minéraux et concrétions présents sur ces sites ;
5° La pose de poteaux téléphoniques et de poteaux de filets paravalanches et anti-éboulement creux et non bouchés.
II. – Les interdictions de détention édictées en application du 1°, du 2° ou du 4° du I ne portent pas sur les spécimens détenus régulièrement lors de l’entrée en vigueur de l’interdiction relative à l’espèce à laquelle ils appartiennent. ».
Cela étant, conformément aux dispositions de l’article L. 411-2 de ce même Code, l’Autorité administrative peut déroger à ces interdictions, dès lors que sont remplies trois conditions distinctes et cumulatives : l’absence de solution alternative satisfaisante, la condition de ne pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle, et la justification de la dérogation, notamment par le fait que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur.
S’agissant de l’identification insuffisantes des espèces dans la dérogation, le Conseil d’État a tenu le raisonnement suivant :
« L’identification des espèces protégées susceptibles d’être affectées par un projet ainsi que l’évaluation des impacts du projet sur l’ensemble des espèces protégées présentes, après prise en compte, le cas échéant, des mesures d’évitement et de réduction proposées sont établies sous la responsabilité de l’auteur de la demande de dérogation. Un tiers ayant intérêt à agir contre une dérogation accordée sur le fondement du 4° du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement peut utilement faire valoir, à l’appui de sa demande tendant à l’annulation d’une telle décision, qu’elle est entachée d’illégalité au motif qu’elle ne porte pas, à la date de son intervention, sur l’ensemble des espèces affectées par le projet, moyen susceptible de conduire, au vu des pièces du dossier soumis au juge de l’excès de pouvoir, à son annulation. Il s’ensuit qu’en jugeant inopérant le moyen tiré de ce que l’arrêté du 5 septembre 2018 aurait dû concerner d’autres espèces protégées identifiées dans le périmètre d’étude pour lesquelles le pétitionnaire a estimé que l’impact résiduel était faible ou négligeable, la cour a commis une erreur de droit » (décision commentée : CE, 18 juillet 2025, n° 483757, point 6 ). ».
En reconnaissance la possibilité au tiers de critiquer le caractère non exhaustif de la dérogation, le juge entend donner une portée maximale à un contrôle préventif comme l’a souligné le rapporteur public dans ses conclusions.
D’une part, le législateur a resserré les conditions de mise en cause de la responsabilité pénale des pétitionnaires a posteriori (article 31, loi n° 2025-268 du 24 mars 2025 d’orientation pour la souveraineté alimentaire et le renouvellement des générations en agriculture ).
D’autre part, la jurisprudence de la Cour de justice, le respect de l’article 12 de la directive Habitats impose aux États membres non seulement l’adoption d’un cadre législatif complet, mais également la mise en œuvre de mesures concrètes et spécifiques de protection, et ce système de protection stricte suppose l’adoption de mesures cohérentes et coordonnées, à caractère préventif (CJUE, 17 avril 2018, Commission/Pologne (Forêt de Białowieża), aff. C-441/17, point 230 et 231 ).
Pour autant, la Haute Juridiction a tenu compte de l’existence d’une dérogation modificative :
« Il résulte des principes rappelés au point 6 que la légalité d’une dérogation accordée sur le fondement du 4° du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement peut utilement être contestée au motif qu’elle ne porte pas sur certaines espèces protégées, le juge appréciant la légalité de la décision à la date à laquelle elle a été prise au vu des pièces produites par les parties. Toutefois, le moyen tiré d’une violation de ces principes par la dérogation litigieuse ne saurait être accueilli dès lors qu’une dérogation modificative accordée postérieurement en assure le respect. » (décision commentée : CE, 18 juillet 2025, n° 483757, point 14 ).
Comme l’a de nouveau relever le rapporteur public dans ses conclusions, il serait souvent malaisé pour les tiers d’en établir le caractère incomplet, faute de pouvoir utilement invoquer des constats postérieurs à la décision attaquée.
De sorte que par analogie, le moyen tiré d’une violation, par un permis initial, des règles fixées en matière de hauteur des constructions par le plan d’occupation des sols ne saurait être accueilli dès lors que le permis modificatif délivré postérieurement assure le respect de ces règles (CE, 9 décembre 1994, n° 116447 ).
Pour mémoire, la requête présentée par les deux associations devant la Cour administrative d’appel de Versailles a donc été rejetée par le Conseil d’État.
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