Par Maître David DEHARBE, avocat associé gérant (Green Law Avocats)
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Ce jour s’est plaidée devant le constitutionnel une question prioritaire, renvoyée par le Conseil d’Etat et pour le moins assez extraordinaire : la Charte de l’environnement consacre-t-elle un principe de solidarité intergénérationnelle opposable au législateur lorsqu’il encadre un enjeu environnemental ?
L’ association Meuse nature (et une quinzaine d’associations anti-nucléaires, des syndicats de la confédération paysannes mais aussi quelques particuliers) ont saisi le Conseil d’Etat d’une requête en annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2022-993 du 7 juillet 2022 déclarant d’utilité publique le centre de stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs de haute activité et de moyenne activité à vie longue CIGEO (autrement dit le site de Bure dans la Meuse) et mise en compatibilité du schéma de cohérence territoriale du Pays Barrois, du plan local d’urbanisme intercommunal de la Haute-Saulx et du plan local d’urbanisme de Gondrecourt-le-Château.
Par un mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 12 mai et 29 juin 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, à l’appui de leur requête, les demandeurs ont sollicité de la Haute juridiction administrative qu’elle renvoie au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l’article L. 542-10-1 du code de l’environnement.
Cette disposition législative encadre, via le principe de la réversibilité, le régime de l’entreposage à long terme des colis de déchets du centres de stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs qui constitue une installation nucléaire de base.
La réversibilité a été ainsi conçue par le législateur (cf. art. 1er de la loi n°2016-1015 du 25 juillet 2016, codifié à l’article L. 542-10-1 c. env.) comme la capacité, pour les générations successives, soit de poursuivre la construction puis l’exploitation des tranches successives d’un stockage, soit de réévaluer les choix définis antérieurement et de faire évoluer les solutions de gestion.
La réversibilité est toujours cette disposition, “mise en œuvre par la progressivité de la construction, l’adaptabilité de la conception et la flexibilité d’exploitation d’un stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs permettant d’intégrer le progrès technologique et de s’adapter aux évolutions possibles de l’inventaire des déchets consécutives notamment à une évolution de la politique énergétique. Elle inclut la possibilité de récupérer des colis de déchets déjà stockés selon des modalités et pendant une durée cohérentes avec la stratégie d’exploitation et de fermeture du stockage”.
S’agissant du projet CIGEO, cette réversibilité s’intègre ainsi dans le planning établi par l’ANDRA sur son site internet :
Reste que selon les requérantes, ce régime implique in fine une irréversibilité des déchets ainsi stockés dans le centre de Bure.
Et elles ont soutenu devant le Conseil d’Etat, à fin de transmission d’une QPC, que ces dispositions, applicables au litige, méconnaissent le droit des générations futures de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, garanti par le considérant 7 et l’article 1er de la Charte de l’environnement, le principe de solidarité intergénérationnelle, garanti par les articles 2, 3 et 4 de la Charte de l’environnement, éclairés par son préambule, et le principe de fraternité transgénérationnelle, garanti par le Préambule et les article 2 et 72-3 de la Constitution.
Magnifique prétention s’il en est. Après que le droit de l’environnement ait érigé la nature en sujet de droit avec l’avènement d’un préjudice écologique et la reconnaissance par le Conseil d’Etat du droit à un environnement sain comme une liberté fondamentale, c’est sans détour que la Haute juridiction administrative se trouve invitée à faire consacrer par le juge constitutionnel un principe de solidarité intergénérationnelle… Mais une telle consécration ferait au passage des générations futures un sujet de droit … bien qu’elles n’existent pas encore, si tant est qu’elles existent un jour !
Finalement par son arrêt avant dire droit (CE 2 août 2023, n° 467370, rechargeable ci-dessous), le Conseil d’Etat juge que ce moyen soulève une question nouvelle au sens de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel et qu’ il y a lieu, dans ces conditions, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité de l’article L. 542-10-1 du code de l’environnement.
Ce 17 octobre 2023, devant le Conseil constitutionnel les requérants par la voie de leur conseil ont pu expliquer en quoi selon elles, les dispositions de l’article L. 542-10-1 du code de l’environnement méconnaissent les droits et libertés garantis par la Constitution, en invoquant, à l’appui de leur question prioritaire de constitutionnalité, d’une part, un droit des générations futures de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé et un principe de solidarité entre les générations, qui résulteraient de la combinaison des articles 1er à 4 de la Charte de l’environnement avec les considérants 1er et 7 de son préambule, ainsi que, d’autre part, un principe de fraternité entre les générations, qui résulterait du Préambule et des articles 2 et 72-3 de la Constitution, également combinés avec le préambule de la Charte de l’environnement.
Le conseil de l’ANDRA (qui gère le site de centre de stockage en couche géologique profonde de Bure, dit CIGEO) et le représentant du gouvernement n’ont pas manqué tout à la fois de contester l’existence d’un droit des générations futures qui résulteraient de la charte de l’environnement ou d’un principe de fraternité transgénérationnelle, prétendument garanti par le Préambule et les article 2 et 72-3 de la Constitution.
Il nous semble que le Conseil constitutionnel pourrait bien franchir le pas de la reconnaissance d’un principe de solidarité intergénérationnel applicable spécialement en matière environnementale. Et ce serait une révolution pour le droit de l’environnement.
Reste qu’en tout état de cause la défense de l’Etat comme de l’Etablissement public n’a pas manqué « dans un subsidiaire » de soutenir et à notre sens de faire la démonstration, qu’en tout état de cause, le principe de réversibilité était de l’essence même du cadre législatif du site de Bure (nous nous permettons ici de renvoyer au visionnage de l’audience)
Finalement l’action des associations anti-nucléaire pourrait bien aboutir à ce résultats contre-intuitif pour les requérantes : la validation constitutionnelle du régime législatif du centre de stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs… nous attendons la décision du Conseil constitutionnel avec impatience !