Par David DEHARBE, avocat gérant (Green Law Avocats)
Par un arrêt du 14 juin 2023, le Conseil d’État a jugé que le principe de non-régression en matière environnementale ne peut être utilement invoqué pour contester une réglementation qui aménage en manière contentieuse la règle de l’appel (req. n°466933, téléchargeable ci-dessous et relevé par Fil Droit Public).
Dans cette affaire, la Fédération nationale des unions de jeunes avocats, le Conseil national des barreaux et autres et l’ordre des avocats au barreau de Nantes contestent devant au Conseil d’État le décret n° 2022-929 du 24 juin 2022 portant modification du code de justice administrative et du code de l’urbanisme (JORF n°0146 du 25 juin 2022).
Plus précisément, les requérants demandent l’annulation du seul article 1er de ce décret qui prolonge jusqu’au 31 décembre 2027 et étend à certains autres recours la suppression du degré d’appel prévue par l’article R. 811-1-1 du code de justice administrative pour certains contentieux de l’urbanisme, qui était applicable initialement aux recours introduits entre le 1er décembre 2013 et le 1er décembre 2018, et dont l’application a été étendue une première fois jusqu’au 31 décembre 2022.
Entre autres, les requérants soutiennent que les dispositions litigieuses du décret n°2022-929 méconnaissent le principe de non-régression en matière environnementale.
Aux termes du 9° au II de l’article L. 110-1 du code de l’environnement, les autorités s’inspirent, dans le cadre des lois qui en définissent la portée, du « principe de non-régression, selon lequel la protection de l’environnement, assurée par les dispositions législatives et réglementaires relatives à l’environnement, ne peut faire l’objet que d’une amélioration constante, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment ».
Certes le principe s’impose au pouvoir réglementaire, mais quand il détermine des règles relatives à l’environnement (CE, 27 mars 2023, n° 463186, Ass. Réseau « Sortir du nucléaire », point 14).
Toutefois en l’espèce, la Haute juridiction a considéré que les requérants ne peuvent utilement invoquer ce principe de non-régression en matière environnementale pour contester des dispositions aménageant en matière contentieuse la règle de l’appel, en ce qu’il est dépourvu d’effet utile (CE, 14 juin 2023, n°466933, point 11).
Si le fait pour le Conseil d’État de refuser l’invocabilité du principe de non-régression en cas aménagement de la règle appel est une première, ce raisonnement a pu être observé dans d’autres espèces.
A ce titre, il ressort de la jurisprudence du Conseil d’État juge que le principe de non-régression n’est pas méconnu lorsque les projets échappent aux règles d’urbanisme qui leur sont applicables :
- La dispense de permis de construire au profit des éoliennes terrestres ne méconnaît pas le principe de non-régression, dans la mesure où les projets restent soumis aux règles d'urbanisme (CE, 14 juin 2018, n° 409227, Ass. Fédération environnement durable, point 7) ;
- La prorogation de la validité des autorisations de défrichement ne modifie pas la consistance des opérations et reste donc sans effet sur la non-régression (CE, 24 juillet 2019, n° 425973, Ass. France Nature Environnement Auvergne Rhône-Alpes, point 6).
Malgré cette lecture restrictive du principe de non-régression, il convient de rappeler que son inopérance était jusque-là opposée dans les hypothèses suivantes :
- Le législateur a institué un régime protecteur de l’environnement et confié au pouvoir réglementaire le soin de préciser les conditions de mise en œuvre de dérogations qu’il a lui-même prévues à ce régime (CE, 15 févr. 2021, n° 434933, point 31 ; CE 27 mars 2023, n° 463186 et n°463187, point 14) ;
- Le législateur a « entendu écarter l’application du principe de non-régression dans un domaine particulier » (CE, 27 mars 2023, n° 463186 et n°463187, point 14).
Rappelons également que le principe de non régression n’est pas opposable aux décisions individuelles (TA La Réunion, 14 décembre 2017, Association citoyenne de Saint-Pierre (ACSP) et autres, n°1401324 et n° 1500484, notre commentaire ici).
Au-delà des enseignements que l’on peut tirer de l’espèce à propos du principe de non régression, on doit encore souligner la neutralisation par la Haute juridiction administrative du moyen se réclamant de la convention d’Aarhus pour contester la suppression de l’appel : « En cinquième lieu, les stipulations de l’article 8 de la convention signée le 25 juin 1998 à Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, aux termes desquelles ” Chaque Partie s’emploie à promouvoir une participation effective du public à un stade approprié – et tant que les options sont encore ouvertes – durant la phase d’élaboration par des autorités publiques des dispositions réglementaires et autres règles juridiquement contraignantes d’application générale qui peuvent avoir un effet important sur l’environnement (…) “, qui requièrent l’intervention d’actes complémentaires pour produire des effets à l’égard des particuliers, ont pour objet exclusif de régir les relations entre États. Par suite, elles ne peuvent être utilement invoquées à l’encontre du décret attaqué. » (CE, 14 juin 2023, n°466933, point 7).
Enfin, sans grande surprise, le Conseil d’État décline ici sa jurisprudence traditionnelle : « ni les articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, ni les stipulations du paragraphe 1 de l’article 6 et de l’article 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ni aucun principe ne consacrent l’existence d’une règle du double degré de juridiction qui interdirait au pouvoir réglementaire de prévoir des cas dans lesquels les jugements sont rendus en premier et dernier ressort. Par suite, le moyen tiré de ce que l’article 1er du décret attaqué méconnaîtrait le droit d’exercer un recours effectif doit être écarté » (CE, 14 juin 2023, n°466933, point 8).
Et il rappelle encore que « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que l’autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’elle déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un comme l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la norme qui l’établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier. » (CE, 14 juin 2023, n°466933, point 9).
Et en l’espèce appliquant ce principe tout aussi traditionnel, le Conseil considère : « D’une part, les dispositions attaquées ont pour objectif, dans les zones où la tension entre l’offre et la demande de logements est particulièrement vive, de réduire le délai de traitement des recours pouvant retarder la réalisation d’opérations de construction de logements ou d’opérations susceptibles de favoriser le développement de l’offre de logements. D’autre part, ces dispositions prévoient, s’agissant des autorisations et des refus de permis de construire ou de démolir un bâtiment comportant plus de deux logements et des permis d’aménager un lotissement, des décisions d’opposition et de non-opposition à déclaration préalable autorisant un lotissement, des actes de création ou de modification des zones d’aménagement concerté mentionnées aux articles L. 311-1 et R. 311-3 du code de l’urbanisme, de l’acte approuvant le programme des équipements publics mentionné à l’article R. 311-8 du même code, lorsque la zone d’aménagement concerté à laquelle ils se rapportent porte principalement sur la réalisation de logements, et des décisions prises en matière environnementale afférentes à une action ou une opération d’aménagement, au sens de l’article L. 300-1 du code de l’urbanisme, et dans le périmètre d’une opération d’intérêt national ou d’une grande opération d’urbanisme, listées au 3° de l’article R. 811-1-1 du même code dans sa version issue du décret attaqué, que le tribunal administratif statue en premier et dernier ressort pour les seuls recours concernant des projets situés dans les communes mentionnées à l’article 232 du code général des impôts et son décret d’application, où existe un déséquilibre marqué entre l’offre et la demande de logements, entraînant des difficultés sérieuses d’accès au logement sur l’ensemble du parc résidentiel existant et où s’applique la taxe annuelle sur les logements vacants. La différence de traitement ainsi instituée entre, d’une part, les requérants dont les recours portent sur des projets situés dans des communes où existe un déséquilibre marqué entre l’offre et la demande de logements et, d’autre part, les requérants dont les recours portent sur des projets situés dans les autres communes, qui est fondée sur des critères objectifs, est justifiée par une différence de situation en rapport avec l’objet des dispositions en cause et n’est pas manifestement disproportionnée au regard des motifs qui la justifient, dès lors qu’elle se borne à aménager l’organisation des voies de recours sans priver les justiciables de l’accès à un juge. Par suite, la FNUJA n’est pas fondée à soutenir que les dispositions attaquées méconnaissent le principe d’égalité » (CE, 14 juin 2023, n°466933, point 9).
Un Président de la Cour International de Justice (CIJ) a pu considérer que « le contrôle participe de l’essence de la démocratie…Dispenser les juges du fond en matière urbanistique de l’effet dévolutif de l’appel pour ne les soumettre qu’à un contrôle exceptionnel de la dénaturation des faits exercé par le juge de cassation demeure tout simplement une régression… de l’État de droit » (Président Mohamed Bedjaoui, « affaire de Lockerbie »).
Il est quand même dommage que les avocats ne soient pas écoutés des magistrats à ce propos…