refus de suspension d’arrêtés anti-pesticides : le TA de Cergy prend le maquis !

Cartoon stick drawing conceptual illustration of man or businessman holding sign with responsibility text and blaming another man.Par Maître David DEHARBE (Associé Gérant – Green Law Avocats)

Par un arrêté du 20 mai 2019, le maire de Sceaux a interdit l’utilisation du glyphosate et d’autres substances chimiques sur le territoire de sa commune. Par ailleurs, le 13 juin 2019, l’utilisation de pesticides a été interdite par le maire de Gennevilliers pour l’entretien de certains espaces de son territoire.

Le préfet des Hauts-de-Seine a demandé au juge des référés du tribunal administratif de suspendre ces décisions.

C’est une première, par deux ordonnances du 8 novembre 2019, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise rejette les déférés-suspension du préfet des Hauts-de-Seine relatifs aux arrêtés des maires de Sceaux et de Gennevilliers interdisant l’utilisation du glyphosate et des pesticides (TA Cergy-Pontoise, Ordonnance du 8 novembre 2019, n°1912597 et 1912600).

Pour cette juridiction, « eu égard à la présomption suffisamment établie de dangerosité et de persistance dans le temps des effets néfastes pour la santé publique e l’environnement des produits que l’arrêté attaqué interdit sur le territoire de la commune de Gennevilliers et en l’absence de mesures réglementaires suffisantes prises par les ministres titulaires de la police spéciale, le maire de cette commune a pu à bon droit considérer que les habitants de celle-ci étaient exposés à un danger grave, justifiant qu’il prescrive les mesures contestées, en vertu des articles L. 2212-1, L. 2212-2 et L. 2212-4 précités du code général des collectivités territoriales, et ce alors même que l’organisation d’une police spéciale relative aux produits concernés a pour objet de garantir une cohérence au niveau national des décisions prises, dans un contexte où les connaissances et expertises scientifiques sont désormais largement diffusées et accessibles ».

 

Le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise prend ainsi à contre-pied les juges des référés de Besançon (TA Besançon, ord. 16 septembre 2019, n°1901464) et de Rennes (TA Rennes, ord. 27 août 2019, n°54-035-02/54-10-05/49-02-04/49-05-02 )

On relève en particulier que le juge des référés a constaté que les produits phytopharmaceutiques constituent un danger grave pour les populations exposées et que l’autorité administrative n’a pas pris de mesures suffisantes en vue de la protection de la santé publique :

  « Il ne saurait être sérieusement contesté que les produits phytopharmaceutiques visés par l’arrêté en litige, qui font l’objet d’interdictions partielles mentionnées à l’article L. 253-7 du code rural et de la pêche maritime précité, constituent un danger grave pour les populations exposées, notamment celles mentionnées au I de ce même article et définies à l’article 3 du règlement (CE) n° 1107/2009 ou celles présentes à proximité des espaces et lieux mentionnés à l’article L. 253-7-1  du  même  code ».

En l’espèce, les maires de Sceaux et Gennevilliers ont interdit l’utilisation de ces produits dans les espaces fréquentés par le public, en raison notamment de l’importance des populations vulnérables sur leur territoire. Le juge des référés a estimé qu’eu égard à la situation locale, c’est à bon droit que ces maires ont considéré que les habitants de leurs communes étaient exposés à un danger grave, justifiant qu’ils interdisent l’utilisation des produits en cause :

« La  commune  de  Gennevilliers,  qui  compte  plus  de  46 000  habitants,  soutient  qu’elle subit une pollution considérable du fait des infrastructures majeures de transport présentes sur  son  territoire  et  que  l’arrêté  attaqué  limite  l’interdiction  des  produits  phytopharmaceutiques qu’il liste à l’entretien des jardins et espaces verts des entreprises, des copropriétés, des bailleurs privés  et  privés  sociaux,  des  voies  ferrées  et  des  tramways  et  leurs  abords,  des  abords  des  autoroutes et routes qui la  traversent, où l’usage de ces produits est encore autorisé. La commune se prévaut, en outre, de l’importance des populations vulnérables sur son territoire et notamment celles accueillies dans ses treize écoles, trois collèges et un lycée et dans l’établissement de santé spécialisé   en   rééducation   fonctionnelle.   » (ord. n°  1912597)

« La commune de Sceaux, qui compte plus de 20 000 habitants, fait valoir que les espaces verts couvrent la moitié de son territoire et que l’entretien des deux tiers d’entre eux n’est pas visé par  les  interdictions  des  produits  phytosanitaires  mentionnées  précédemment,  ce  qui concerne de nombreux espaces et équipements fréquentés par le grand public. Elle se prévaut, en outre, de  l’importance  des  populations  vulnérables  sur  son  territoire  parmi  lesquelles  les  enfants  qui  sont  accueillis  dans  huit  crèches,  huit  écoles,  deux  collèges  et  quatre  lycées  ainsi  que  les  personnes  âgées  résidant  notamment  dans  les  quatre  établissements  de  santé  situés  sur ce territoire. » (ord. n° 1912600)

Cette motivation n’est certainement pas un revirement de jurisprudence mais d’appréciation de la situation de l’épandage des produits phytosanitaires.

D’ailleurs, la juridiction ne manque pas d’emblée de faire valoir :

« Il  résulte  des  dispositions  précitées  que  la  police  spéciale  relative  à  l’utilisation  des  produits  phytopharmaceutiques  a  été  attribuée  au  ministre  de  l’agriculture.  S’il appartient  au  maire,  responsable  de  l’ordre  public  sur  le  territoire  de  sa  commune,  de  prendre  les  mesures  de police générale nécessaires au bon ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques, il ne saurait s’immiscer dans l’exercice de cette police spéciale qu’en cas de danger grave ou imminent ou de circonstances locales particulières. »

En effet de longue date le Conseil d’Etat a prévu une exception à l’interdiction qu’il fait au maire de s’immiscer dans une police spéciale environnementale : cette solution s’impose avec rigueur sous réserve d’un péril imminent relevant d’une appréciation locale.

Rappelons ici les arrêts de principe.

Si,  en  vertu  de  ces  dispositions du  code  général  des  collectivités  territoriales, il appartient au maire, responsable de l’ordre public sur le territoire de sa commune, de prendre les mesures  de  police  générale  nécessaires  au  bon  ordre,  à  la  sûreté,  à  la  sécurité et  à  la  salubrité publiques, il ne saurait en aucun cas s’immiscer, par l’édiction d’une règlementation locale, dans l’exercice d’une police spéciale que le législateur a organisée à l’échelon national et confiée à l’État, sauf péril imminent. La solution jurisprudentielle est ancienne (CE, 22 janv. 1965, n° 56871,  Alix, Lebon p. 44 – CE, 15 janv. 1986, n° 47836,  Sté PEC-Engineering – Conseil d’Etat, 29 sept. 2003, Houillères du bassin de Lorraine – Requête n° 218217, AJDA 2003, p. 2164, ici avec des conclusions de T. Olson aussi très explicites sur la méfiance à l’endroit des maires pour appréhender sereinement les risques).  Sachant que le maire peut tout de même intervenir en cas de péril imminent, condition entendue de façon très stricte par la jurisprudence (TA Amiens, 10 mars 1998, Préfet de l’Aisne c/ Cne Versigny et a., n° 971099, reproduit in D. DEHARBE, Le droit de l’environnement industriel – 10 ans de jurisprudence, 2002, LITEC n° 90. – CAA Lyon, 6 juill. 2004, n° 03LY00674, Sarl Éts Lucien Rey : C. perm. env. et nuis. 28 sept. 2004, bull. 325).

Et le principe de précaution ne saurait faire échec à cette solution : s’il est applicable à toute autorité publique dans ses domaines d’attributions, ne saurait avoir ni pour objet ni pour effet de permettre à une autorité publique d’excéder  son  champ  de  compétence  et  d’intervenir  en  dehors  de  ses  domaines d’attributions (CE, du 26 octobre 2011, n°326492).

Certes, la doctrine suggère que la jurisprudence la plus récente du Conseil d’Etat sur l’articulation entre polices spéciales et générales en matière sanitaire et environnementale obéirait désormais au principe « d’exclusivité absolue », au profit de la première. Mais il ne nous semble pas que si le Conseil d’Etat dans ces affaires relatives aux télécommunications (CE, du 26 octobre 2011, n°326492), aux OGM (CE 24 sept. 2012, n°342990) et aux équipements électriques (CE 11 juillet 2019, n° 426060 Commune de Cast, n° 426060)  ne réserve plus l’hypothèse d’un péril imminent, y ait nécessairement renoncé. En effet, quand il s’agit des ondes ou de la dissémination  des OGM, on peut penser que les circonstances locales importent peu, le risque encadré par la police spécial étant le même sur tout le territoire. En revanche la gestion d’une ICPE varie par définition par rapport à son environnement. Il en va de même s’agissant de l’épandage qui expose son environnement immédiat. Ainsi le péril imminent nous semble ici comme exception toute sa raison d’être.

Ainsi juridiquement la solution retenue par le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise trouve un fondement certain dans la jurisprudence traditionnelle du Conseil : le principe de non immixtion du maire dans la police spéciale souffre bien une exception.

Demeurent néanmoins trois questions posées par l’initiative prise par les ordonnances du juge des référés de Cergy-Pontoise.

D’une part, le risque auquel les populations riveraines seraient exposées constitue-t-il un péril imminent ?  Rappelons d’abord cette autre considération jurisprudentielle : les jugements ou arrêts concluant au péril justifiant l’intervention municipale demeure rarissime (TA Chalon-en-Champagne, 11 juin 2003, n° 012353, Préfet de la Haute-Marne, cité par M.-P. MAITRE, ICPE : articulation entre les pouvoirs de police du préfet et les pouvoirs du maire : Environnement 2004, prat. 1).  Cette interdiction d’immixtion du maire dans les polices spéciales environnementales,  initiée pour les installations classées  a été dépoussiérée pour les OGM (CAA Bordeaux, 6e ch., 12 juin 2007, n° 05BX01360, Cne de Tonnay-Boutonne) et aujourd’hui plus classiquement la téléphonie mobile (CE, 26 octobre 2011, Commune de Saint-Denis, n°326492 – CE, 26 octobre 2011, Commune des Pennes-Mirabeau, n°329904 – CE, 26 octobre 2011, Société Française de Radiotéléphone, n° 341767,341768) ; autant de questions controversées et emblématiques d’un droit de l’environnement muant en un droit du développement durable moins tourné vers la protection de la nature que les préoccupations sanitaires.

Certes le trouble est jeté par certaines juridictions du fond sur l’innocuité en particulier du Roundup. Ainsi le  tribunal  administratif  de  Lyon  dans  un  jugement  n°  1704067  en  date  du  15  janvier  2019  a  estimé que l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail  avait  commis  une  erreur  d’appréciation  en  autorisant  le  produit  Round  Pro  360  en  raison  d’un  risque  d’atteinte  à  l’environnement  susceptible  de  nuire  de  manière  grave  à  la  santé.

Au demeurant la CJUE vient elle-même de juger que si le Règlement n° 1107/2009 ne prévoit pas de manière détaillée la nature des essais, des analyses et des études auxquelles les produits phytopharmaceutiques doivent être soumis avant de pouvoir bénéficier d’une autorisation, le Règlement ne dispense pas le demandeur de fournir des tests de carcinogénicité et de toxicité à long terme portant sur le produit phytopharmaceutique visé par une demande d’autorisation. En effet, il appartient au demandeur de prouver, à la lumière des connaissances scientifiques et techniques actuelles et au moyen d’essais, d’analyses et d’études, que le produit ne présente pas une forme de carcinogénicité ou de toxicité à long terme (CJUE 1.10.2019, C-616/17 : cf. Yann VALIDATION PAR LA CJUE DU REGLEMENT « PRODUITS PHYTOSANITAIRES »).

Mais s’agissant de l’épandage des pesticides, au-delà de l’émotion et du débat partisan indispensable en démocratie des risques que suscitent les produits sanitaires et en particulier  leur « effet cocktail », nous doutons pour notre part que ce péril s’il doit être étudié soit effectivement imminent, du moins au sens de la jurisprudence du Conseil d’Etat. En effet, le Conseil d’Etat a lui-même donné 6 mois à compter de son arrêt pour prendre les mesures réglementaires d’exécution pour protéger les riverains : « Il est enjoint au ministre d’Etat, ministre de la transition écologique et solidaire, au ministre de l’agriculture et de l’alimentation, au ministre de l’économie et des finances et à la ministre des solidarités et de la santé de prendre les mesures réglementaires impliquées par la présente décision dans un délai de six mois à compter de sa notification. » (CE, 6ème et 5ème chambres réunies, 26/06/2019, 415426, Publié au recueil Lebon). Ainsi, le Tribunal de Cergy-Pontoise feinte d’ignorer  que l’intervention de l’Etat par voie réglementaire est imminente !

Ainsi on a du mal à déceler un risque imminent justifiant la substitution de maires au ministre compétent. En ce sens, l’ordonnance nous semble entachée de contradiction lorsqu’elle relève elle-même : « Il   est   constant   également   que,   par   une   décision   nos 415426-415431 du 26 juin 2019, le Conseil d’État statuant au contentieux a annulé l’arrêté du 4 mai 2017 relatif à la mise sur le marché et à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques et de leurs adjuvants visés à l’article L. 253-1 du code rural et de la pêche maritime, notamment en tant qu’il ne prévoit pas de dispositions destinées à protéger les riverains des zones traitées par des produits  phytopharmaceutiques,  après  avoir  considéré  que  ces  riverains  devaient  être  regardés  comme des «habitants fortement exposés aux pesticides sur le long terme », au sens de l’article 3 du règlement (CE) n° 1107/2009 et rappelé qu’il appartient à l’autorité administrative de prendre les  mesures  nécessaires  à  la  protection  de  la  santé  publique ».

D’autres part, les interdictions édictées par le maire en l’espèce paraissent excessives par l’atteinte qu’elle portent à la propriété comme à la liberté d’entreprendre. En effet elles amputent de façon importante l’exploitation des champs et dans une configuration locale rendent certaines parcelles inexploitables en agriculture conventionnelle. De surcroît ce sont en fait plusieurs centaines d’interdiction qui sont ainsi édictées, en prenant le risque de déstabiliser la filière agricole. De même l’immixtion n’est pas limitée dans le temps, ce qui semble lui faire perdre son caractère exceptionnel. Or ce contrôle de la proportionnalité de la mesure de police d’interdiction pas même envisagé par le juge des référés de Cergy-Pontoise.

De ce point de vue il nous semble bien que le TA de Cergy-Pontoise a pris le maquis et son audace pour être louable s’expose verra ses ordonnances censurées au Conseil d’Etat.

In fine demeure une question : comment le Conseil d’Etat  en tant que juge de cassation appréciera-t-il ces considérations essentiellement factuelles ?

Ici tout est possible. Et bien malin celui qui pourra prédire l’arbitrage qu’y sera fait au Palais Royal, même si ni les risques industriels, ni les antennes relais, pas plus que les OGM ou les de compteurs électriques communicants (CE, 11 juillet 2019, n° 426060) n’ont vu le Conseil d’Etat renoncer à sa conception ultra restrictive du péril imminent permettant une immixtion exceptionnelle du maire dans une police spéciale environnementale. Que l’on en soit convaincu : ce ne peut-être qu’au Palais Royal que l’on octroie un réel droit dérogatoire des élus locaux de parler avec autorité des risques. Simple hypothèse, pour n’en exclure aucune après une censure probable des ordonnances commentées : le Conseil d’Etat sera peut-être tenté de faire bouger la répartition des compétences entre polices spéciales et générale tant en droit qu’en fait…