Espèces protégées : absence de raison impérative d’intérêt public majeur pour une retenue d’eau

Espèces protégées : absence de raison impérative d’intérêt public majeur pour une retenue d’eau

raison impérative d'intérêt public majeur retenue collinaire

Par Maître David DEHARBE, avocat gérant et Frank ZERDOUMI, juriste (Green Law Avocats) 

Conformément aux stipulations de la Convention de Berne du 19 septembre 1979, de la Convention de Bonn du 23 juin 1979, et de Barcelone du 16 février 1976, la protection directe de la faune et de la flore sauvage doit être assurée sur tout le territoire, au titre du droit conventionnel et du droit de l’Union européenne.

Quant à la protection stricte des espèces menacées, elle a été imposée par la directive Habitats-Faune-Flore du 21 mai 1992. Dix-sept ans plus tard, la directive Oiseaux du 30 novembre 2009 a exigé la conservation de toutes les espèces d’oiseaux vivant naturellement à l’état sauvage sur le territoire européen des États membres.

Le 19 septembre 2022, le Préfet de la Haute-Savoie a pris un arrêté déclarant d’utilité publique les acquisitions de terrain et les travaux nécessaires à la réalisation d’un projet d’aménagement de la retenue d’altitude de la Colombière sur la commune de La Clusaz.

Le 20 septembre 2022, le Préfet de la Haute-Savoie a pris un autre arrêté délivrant à la commune de La Clusaz une autorisation environnementale valant autorisation de défrichement, autorisation au titre de la loi sur l’eau et dérogation aux interdictions d’atteinte aux espèces protégées, relative à l’aménagement de la retenue de la Colombière, au prélèvement d’eau de la Gonière et au renforcement du réseau neige sur la commune de La Clusaz.

Cette autorisation a donc permis la création d’une retenue collinaire, des prélèvements d’eau dans la source de la Gonière et la réalisation de réseaux d’adduction.

Le 29 septembre 2022, les associations France Nature Environnement Auvergne Rhône-Alpes, France Nature Environnement Haute-Savoie, Nouvelle Montagne, Mountain Wilderness France et la Ligue de protection des oiseaux ont saisi le Tribunal administratif de Grenoble, afin d’obtenir l’annulation de cet arrêté du 20 septembre 2022. Le même jour, elles ont déposé un référé suspension auprès du même Tribunal afin que le juge des référés suspende l’exécution de l’arrêté.

D’après les associations requérantes, notamment, le maître d’ouvrage n’a pas publié de déclaration d’intention en méconnaissance de l’article L. 121-18 du Code de l’environnement, l’étude d’impact est insuffisante et a été de nature à fausser l’appréciation du public lors de l’enquête et de l’Autorité administrative, elle ne présentait ni l’état initial des cours d’eau ni l’impact des prélèvements d’eau en méconnaissance des dispositions du 2° et 3° du II de l’article R. 122-5 du Code de l’environnement, elle n’analysait pas le facteur climatique, elle ne présentait pas les principales solutions de substitution en méconnaissance du 5° du II de l’article R. 122-5 du Code de l’environnement, elle n’analysait pas les effets des différents aménagements complémentaires – le réseau des enneigeurs et l’usine de traitement de l’eau potable – sur l’environnement en méconnaissance des dispositions du III de l’article L. 122-1 et du 12° du II de l’article R. 122-5 du Code de l’environnement, et l’étude sur la flore est insuffisante.

Également, le projet en cause ne peut bénéficier d’une autorisation environnementale en l’absence de raison impérative d’intérêt public majeur prévue par les dispositions de l’article L. 411-2 du Code de l’environnement.

Le 25 octobre 2022, le juge des référés du Tribunal administratif de Grenoble a suspendu l’arrêté.

Pour ce faire, il a d’une part mis en exergue l’insuffisance de l’intérêt public :

« L’autorisation en litige comprend une autorisation de défrichement. Il est constant que ces travaux sont prévus en octobre-novembre 2022 et sont donc imminents. La circonstance que le site est actuellement occupé par des opposants au projet ne saurait être invoquée pour dénier l’urgence dans la mesure où ceux-ci sont susceptibles d’être expulsés par les forces de l’ordre à brève échéance sur ordre du ministre de l’intérieur. Par ailleurs, l’intérêt public qui découle de la réalisation d’une retenue collinaire essentiellement destinée à assurer l’enneigement artificiel de la station est insuffisant à remettre en cause l’urgence qui tient à la préservation du milieu naturel et des espèces qu’il abrite, avec des conséquences qui ne seraient pas réversibles, au moins à moyen terme. Dans ces conditions, la condition d’urgence est remplie » (TA Grenoble (ord.), 25 octobre 2022, n° 2206293, point 5 ).

D’autre, le juge des référé a considéré qu’il y a un doute sérieux quant à la légalité de l’arrêté en raison de l’absence de raison impérative d’intérêt public majeur permettant de déroger à l’interdiction de destruction des espèces protégées (TA Grenoble (ord.), 25 octobre 2022, n° 2206293, point 6 ).

Le 19 janvier 2023, la Fédération de Haute-Savoie pour la pêche et la protection du milieu aquatique et l’Association Les Pêcheurs en rivière du secteur d’Annecy ont déposé, à leur tour, une requête auprès du Tribunal administratif afin d’obtenir l’annulation de cet arrêté.

Dans la mesure où les deux requêtes présentaient à juger des conclusions en annulation dirigées contre le même arrêté, elles ont fait l’objet d’une seule instruction et ont été jointes pour aboutir à un seul jugement.

La retenue d’eau de La Clusaz est-elle légale ?

Le Tribunal administratif de Grenoble a répondu à cette question par la négative, en annulant l’arrêté du Préfet de la Haute-Savoie (décision commentée : TA Grenoble, 23 juillet 2025, n° 2206292 ).

Le 4° de l’article L. 411-2 du Code de l’environnement dispose que :

« Il résulte de ces dispositions qu’un projet de travaux, d’aménagement ou de construction d’une personne publique ou privée susceptible d’affecter la conservation d’espèces animales ou végétales protégées et de leur habitat ne peut être autorisé, à titre dérogatoire, que s’il répond, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur. En présence d’un tel intérêt, le projet ne peut cependant être autorisé, eu égard aux atteintes portées aux espèces protégées appréciées en tenant compte des mesures de réduction et de compensation prévues, que si, d’une part, il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et, d’autre part, cette dérogation ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle. » (décision commentée : TA Grenoble, 23 juillet 2025, n° 2206292, point 4 ).

Le Tribunal a ensuite mis en exergue les arguments du Préfet :

« L’arrêté du 20 septembre 2022 en litige a autorisé la commune de La Clusaz à aménager une retenue d’eau d’une capacité de 148 000 m³, à prélever un volume maximal d’eau de 475 000 m³/an, à créer des réseaux neige, d’adduction et de vidanges ainsi que des salles de machine. Cette autorisation environnementale, prise sur le fondement de l’article L. 181-1 du code de l’environnement, tient également lieu d’autorisation des installations, ouvrages, travaux et activités au titre de l’article L. 214-3 du code de l’environnement, de dérogation aux interdictions d’atteintes aux espèces protégées au titre du 4° de l’article L. 411-1 du code de l’environnement concernant 58 espèces animales et d’autorisation de défrichement de 5,269 hectares de parcelles de bois au titre de l’article L. 341-3 du code forestier. Cette autorisation a été accordée au motif que le projet de retenue répond à des raisons impératives d’intérêt public majeur en permettant, d’une part, de garantir l’alimentation en eau potable de la population au regard de son évolution démographique et, d’autre part, de soutenir la production de neige de culture dans la perspective de garantir l’enneigement de début de saison et d’atténuer l’impact du changement climatique et préserver l’économie locale, touristique et agricole » (décision commentée : TA Grenoble, 23 juillet 2025, n° 2206292, point 5 ).

Force est de constater que les estimations des besoins en eau potable reposaient sur des projections surévaluées :

« En premier lieu, il résulte de l’instruction et notamment du schéma directeur du petit cycle de l’eau de la société publique locale « O des Aravis », société en charge du service public de l’eau potable, que les volumes actuels produits pour l’eau destinée à la consommation humaine couvrent nettement les volumes consommés sur la commune de La Clusaz. Le dossier de l’évaluation environnementale fait, quant à lui, état d’un risque de déficit d’eau potable annuel à l’horizon 2040 estimé à 50 000 m³. L’équivalent de ce volume réservé à la consommation humaine, et qui correspond à environ 1/3 de la capacité totale de la retenue d’eau projetée, a été déterminé sur la base d’ »estimations de la population en situation future (horizon 2040) » du schéma directeur du petit cycle de l’eau de la société publique locale « O des Aravis » sur la base d’une étude réalisée par le cabinet Montmasson en 2019. Dans le cadre de ce schéma directeur, la population permanente de La Clusaz est évaluée à 2 440 habitants en 2040. La population permanente de la commune de La Clusaz est de 1 701 habitants en 2021 selon les derniers chiffres publiés de l’Insee et l’estimation du schéma directeur du petit cycle de l’eau de 2 440 habitants permanents à l’horizon 2040 correspond à un taux de croissance annuel moyen de 1,9 %. Or, au regard des données statistiques de l’Insee, la commune de La Clusaz connaît une variation annuelle moyenne de sa population qui est négative depuis 1999 comme l’a d’ailleurs constaté le rapport de présentation du plan local d’urbanisme de cette commune. S’agissant de la population non permanente, les projections des capacités d’accueil touristique du schéma directeur révèlent une augmentation significative du nombre de lits « marchands » et du nombre de lits « diffus » alors que cette évolution n’est pas étayée par les pièces du dossier et notamment par des documents d’urbanisme prospectifs. En outre, les taux de remplissage des lits « diffus » sont, sans justification, significativement plus importants que les taux actuels constatés sur la commune de La Clusaz. Dans ces circonstances, les estimations de la population présente sur le territoire de la commune de La Clusaz en situation future et, corrélativement, les estimations des besoins en eau potable reposent sur des projections surévaluées. En outre, les déficits présentés au regard des « besoins 2040 » ne sont calculés qu’au regard des productions journalières minimum sans que soit explicité le choix exclusif de cette référence lequel conduit à écarter les données moyennes et médianes de la production d’eau actuellement constatée. Enfin, les projections des déficits tenant compte de l’incidence du changement climatique sont fondées sur deux scénarii d’absence totale de recharge hivernale lesquels sont extrapolées à partir de la seule année 2018 et sur des périodes longues d’étiage » (décision commentée : TA Grenoble, 23 juillet 2025, n° 2206292, point 6 ).

L’argument lié à l’emploi mis en exergue par le Préfet n’a pas plus trouvé grâce aux yeux du juge :

« En second lieu, il ressort des termes de l’arrêté contesté que le préfet de la Haute-Savoie a justifié l’autorisation contestée par la nécessité de soutenir la production de neige de culture au regard des enjeux économiques liés au tourisme, aux emplois correspondant et de la situation de la société délégataire du service public d’exploitation des remontées mécaniques (la société d’aménagement touristique d’exploitation de La Clusaz). Toutefois, le chiffre avancé du maintien de 1 800 emplois en relation avec la pratique des sports d’hiver n’est pas justifié. Il ne résulte pas plus de l’instruction que la société délégataire ne pourrait, sans l’enneigement de 33 hectares de pistes supplémentaires sur les 400 hectares que compte la station, poursuivre l’exploitation des remontées mécaniques jusqu’au terme de la convention de délégation de service public en 2041 » (décision commentée : TA Grenoble, 23 juillet 2025, n° 2206292, point 7 ).

Sachant que le soutien à la production de neige de culture et les besoins nécessaires en eaux ne sont pas démontrés, la retenue d’eau ne répond donc pas aux raisons impératives d’intérêt public majeur.

Enfin, le Tribunal a jugé que l’étude d’impact est insuffisante s’agissant tant de la présentation de l’état initial de la zone que de l’analyse des effets indirects du projet sur les peuplements piscicoles du cours d’eau Le Nom :

« Il suit de là que, l’étude d’impact environnementale est entachée d’insuffisances substantielles s’agissant tant de la présentation de l’état initial de la zone que de l’analyse des effets indirects du projet sur les peuplements piscicoles du cours d’eau Le Nom. Ces insuffisances sont de nature à avoir exercé une influence sur l’appréciation de l’autorité administrative et sur l’information du public. Par suite, les associations requérantes sont fondées à soutenir que l’autorisation en litige du 20 septembre 2022 a été délivrée à l’issue d’une procédure irrégulière » (décision commentée : TA Grenoble, 23 juillet 2025, n° 2206292, point 13 ).

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