Par David DEHARBE, avocat gérant et Frank ZERDOUMI, Juriste et Docteur en droit public (Green Law Avocats)
À l’instar des juridictions administratives et judiciaires telles que le Conseil d’État et la Cour de cassation, la Cour européenne des droits de l’homme semble vouloir jouer un rôle non négligeable dans la lutte contre le changement climatique.
Ainsi, le 9 avril 2024, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a contraint la France, le Portugal et la Suisse à se justifier face aux critiques formulées à l’encontre de leur inaction climatique (CEDH, 9 avril 2024, Carême c/ France, n°7189/21, téléchargeable ici, pour en savoir plus voir notre commentaire ; CEDH 9 avril 2024, Duarte Agostinho et autres c/ Portugal et 32 autres, n°39371/20, téléchargeable ici ; CEDH, 9 avril 2024, Verein KlimaSeniorinnen c/ Suisse, n°53600/20, téléchargeable ici). Étonnamment, seule la Suisse a été condamnée.
D’une part, ces affaires ont soulevé des questions juridiques inédites. D’autre part, elles ont permis de réfléchir à l’importance du droit et des juges dans la lutte contre le dérèglement climatique.
À l’origine de chacune des trois requêtes, on trouve des citoyens inquiets face au dérèglement climatique : d’après eux, l’action des pays concernés est insuffisante pour atténuer, voire mettre fin à cette menace.
Alors que dans l’affaire contre la Suisse, les requérantes sont une Association de lutte contre le changement climatique dont les membres sont plus de deux mille femmes âgées, et quatre femmes âgées de plus de 80 ans, l’affaire contre la France a été initiée par Damien Carême, aujourd’hui député européen, mais aussi et surtout maire de Grande-Synthe de 2001 à 2019 : c’est à ce titre et en son nom qu’il a saisi le Conseil d’État, en janvier 2019, afin de contraindre le Gouvernement à agir face au changement climatique, et ce non sans succès, puisque le Conseil d’État a enjoint au Gouvernement de prendre des mesures supplémentaires pour atteindre l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici 2030, ledit objectif étant issu de l’Accord de Paris adopté en 2015 (CE, 19 novembre 2020, n°427301, pour en savoir plus voir notre commentaire).
Quant à l’affaire contre le Portugal, elle a été initiée pas six jeunes Portugais contre trente-trois États parties à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Peu à peu, la Cour européenne des droits de l’homme bâtit une œuvre jurisprudentielle sur ce sujet, alors même que le mot environnement n’était pas présent dans la Convention de 1950 mais permettant finalement de sanctionner le non-respect d’obligations positives de protection de l’environnement, particulièrement en cas de pollutions ayant des effets sanitaires.
Ce mouvement jurisprudentiel amorcé au milieu des années 1980 (CEDH, 9 décembre 1994, Lopez Ostra contre Espagne, requête n°16798/90, §51 ; CEDH, 30 novembre 2004, Öneryildiz contre Turquie, requête n°48939/99 ; CEDH, 9 juin 2005, Fadeïeva contre Russie, requête n°55723/00, §88 ; CEDH 10 février 2011, Dubetska et autres contre Ukraine, requête n°30499/03).
Mais la Cour européenne des droits de l’homme a longtemps refusé de reconnaître, en tant que tel, le droit à un environnement sain (CEDH, 8 juillet 2003, Hatton et autres contre Royaume Uni, requête n°36022/97, §122), considérant que « ni l’article 8 ni aucune autre disposition de la Convention ne garantit spécifiquement une protection générale de l’environnement en tant que tel ; d’autres instruments internationaux et législations internes sont plus adaptés lorsqu’il s’agit de traiter cet aspect particulier » (CEDH, 22 mai 2003, Kyrtatos contre Grèce, requête n°41666/98, §52).
Finalement ce mouvement aboutit avec ce constat que fait la Cour dans un Avis consultatif de 2022 :
« En revanche, la protection de l’environnement, au sens large, et, dans ce cadre, la protection, plus spécifique, de la nature et des forêts, des espèces menacées, des ressources biologiques, du patrimoine ou de la santé publique, comptent, quant à elles, parmi les objectifs considérés, à ce jour, comme relevant de « l’intérêt général » au titre de la Convention » (CEDH, Avis consultatif du 13 juillet 2022 demandé par le Conseil d’État français, n°P16-2021-002, §80).
Les trajectoires climatiques retenues par les États pouvaient et devaient être immanquablement conformes à ce standard permettant d’identifier une obligation positive attendue en Europe pour lutter contre le dérèglement du climat et ses effets sur l’environnement.
Il eut été très étonnant que la Cour européenne des droits de l’homme ne contribue pas à une justice climatique où les juridictions nationales, mobilisées par des justiciables qui veulent avant tout se faire produire du droit, construisent arrêts après arrêts des politiques jurisprudentielles tournées vers le mieux disant climatique.
L’arrêt et les deux décisions rapportés opèrent cette évolution et peuvent être qualifiés d’historiques, puisque c’est la première fois que la Cour européenne des droits de l’homme se prononce pleinement et directement sur l’enjeu du dérèglement climatique.
Ils sont d’autant plus importants qu’ils répondent à des demandes émanant de nombreux intervenants associatifs, et que plusieurs États parties à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont intervenus dans le cadre de la procédure, craignant manifestement une extension de leurs obligations conventionnelles.
L’irrecevabilité de la requête de Damien Carême est notamment liée au fait que celui-ci ne peut se prévaloir du statut de victime au sens de l’article 34 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : en quoi est-il spécifiquement visé par les effets les plus caractérisés du dérèglement climatique ? La Cour européenne des droits de l’homme a ainsi confirmé son arrêt du 4 décembre 2015, Roman Zakharov c. Russie, dans lequel elle a énoncé que :
« Selon la jurisprudence constante de la Cour, la Convention ne reconnaît pas l’actio popularis et la Cour n’a pas normalement pour tâche d’examiner dans l’abstrait la législation et la pratique pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant ou l’ont touché a donné lieu à une violation de la Convention » (CEDH 4 décembre 2015, Roman Zakharov c. Russie, requête n°47143/06, § 164).
Dans l’affaire contre la Suisse, les requérantes ont été mieux inspirées, alors que la jurisprudence européenne antérieure ne leur était pas favorable : dans un arrêt du 17 juillet 2014, la Cour européenne des droits de l’homme avait mis en exergue l’irrecevabilité d’actions menées par une personne morale, sauf circonstances exceptionnelles :
« Dans le contexte qu’elle vient d’exposer, la Cour est convaincue qu’eu égard aux circonstances exceptionnelles de l’espèce et à la gravité des allégations formulées, le CRJ doit se voir reconnaître la faculté d’agir en qualité de représentant de M. Câmpeanu, même s’il n’a pas reçu procuration pour agir au nom du jeune homme et si celui-ci est décédé avant l’introduction de la requête fondée sur la convention. Conclure autrement reviendrait à empêcher que ces graves allégations de violation de la Convention puissent être examinées au niveau international, avec le risque que l’État défendeur échappe à sa responsabilité découlant de la Convention par l’effet même de la non-désignation par lui, au mépris des obligations qui lui incombaient en vertu du droit interne, d’un représentant légal chargé d’agir au nom du jeune homme » (CEDH, 17 juillet 2014, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie, requête n°47848/08, §112).
Contre toute attente, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Suisse pour son action climatique insuffisante.
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