Violation du droit au respect de la vie privée : protection insuffisante de la population contre une pollution industrielle

Par Maître David DEHARBE, avocat gérant et Mathieu DEHARBE, juriste (Green Law Avocats)
En France, la pollution de l’air est devenue un enjeu de santé publique au tout début des années soixante.
L’article 1er du décret n° 60-789 du 28 juillet 1960 relatif à la coordination des mesures de lutte contre la pollution atmosphérique disposait ainsi que :
« Le ministre de la Santé publique et de la population est chargé de coordonner les mesures de lutte contre la pollution de l’atmosphère en accord avec les autres ministres intéressés. À ce titre il contresigne les projets de loi ou de textes réglementaires intervenant dans un domaine qui peut avoir des répercussions sur la santé publique en raison de la pollution atmosphérique. ».
Soixante-cinq ans plus tard, la Cour européenne des droits de l’homme vient de condamner l’Italie pour violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans le cadre d’un contentieux lié à la pollution et aux droits fondamentaux (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18 ).
Depuis 1960, l’usine Pisano est installée à Salerne : elle exploite une fonderie de seconde fusion pour les métaux ferreux.
Dès 1963, la zone a été classée comme étant industrielle, avec interdiction de développement résidentiel.
En 2006, un plan d’urbanisme municipal a établi que l’usine était incompatible avec l’environnement urbanisé alentour : la zone a donc été classée comme zone de transformation à usage résidentiel, sous réserve de relocalisation des activités de l’usine, mais cette condition n’a jamais été remplie. Pourtant la zone a quand même été ouverte à des développements résidentiels.
En 2016, des habitants ont créé l’Association de protection de l’environnement et de la santé Salute e Vita afin de représenter leurs intérêts collectifs : plusieurs procédures judiciaires ont alors été entamées dans le but de faire reconnaître les conséquences de la pollution émise par l’usine.
Alors qu’un reclassement de la zone en secteur résidentiel n’a pas donné lieu à la moindre relocalisation, qu’il y a eu des constats répétés de dysfonctionnements, et que des plaintes récurrentes pour fumées et odeurs ont été émises jusqu’en 2022, la fonderie a continué son exploitation.
Cependant, en 2018, 153 requérants ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme.
D’après eux, l’Italie a violé les articles 2 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en autorisant le développement de résidences à proximité de la fonderie et en ne prenant aucune mesure susceptible de réduire les effets de la pollution, affectant et mettant en danger la vie des habitants.
D’une part, l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dispose notamment que :
« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi ».
D’autre part, l’article 8 de cette même Convention dispose que :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ».
Dans une étude de 2021, un expert a conclu que, depuis 1960 – début de l’exploitation de la fonderie – la zone était touchée par une pollution continue : il a établi un lien de causalité entre cette pollution et l’augmentation de la mortalité et des pathologies.
L’Italie a-t-elle manqué à son devoir de protection des habitants de la vallée dell’Irno, victimes de la pollution persistante émise par une fonderie ?
La Cour européenne des droits de l’homme a répondu à cette question par l’affirmative, reconnaissant que l’État italien a violé l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie, 6 mai 2025, n° 52854/18 ).
Tout en estimant que la pollution causée par cette usine constitue une nuisance d’ordre écologique relevant du champ de l’article 8 de la CESDH (I), la Cour estime que sa violation est caractérisées les mesures de protection insuffisantes des personnes exposées à la pollution (II).
I/ Des nuisances d'ordre écologiques relevant du champ de l'article 8 de la CEDSH
Pour relever de l’article 8 de la CESDH, les nuisances d’ordre écologiques doivent constituer une véritable ingérence dans la sphère privée du requérant avec un minimum de gravité au vu notamment de l’intensité et de la durée des nuisances ainsi que de leurs conséquences physiques ou psychologiques sur sa santé ou sa qualité de vie :
« pour que des griefs relatifs à des nuisances d’ordre écologique puissent relever de l’article 8, il faut d’une part qu’ils s’analysent en une véritable ingérence dans la sphère privée du requérant, et d’autre part que l’ingérence en question atteigne un minimum de gravité » (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie, 6 mai 2025, n° 52854/18, § 115 ; traduction issue de CEDH, 9 juin 2005, n° 55723/00, Fadeïeva contre Russie, § 70 ).
« L’appréciation de ce niveau minimum dans ce type d’affaires est relative et dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de l’intensité et de la durée des nuisances ainsi que de leurs conséquences physiques ou psychologiques sur la santé ou la qualité de vie de l’intéressé » (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie, 6 mai 2025, n° 52854/18, § 115 ; traduction issue de CEDH, 24 janvier 2019, Cordella et autre contre Italie, n° 54414/13 et 54264/15, § 157 ).
En d’autres termes, il s’agit d’établir que l’atteinte alléguée à l’environnement présente un niveau de gravité tel qu’elle a eu un effet suffisamment dommageable sur la jouissance par le requérant de son droit au respect de sa vie privée ou familiale ou de son domicile (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie, 6 mai 2025, n° 52854/18, § 115 ; CEDH, 9 avril 2024, n° 53600/20, Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, § 514).
Sachant qu’il est impossible de quantifier individuellement les effets d’une pollution industrielle importante, de distinguer l’influence d’autres facteurs ainsi que d’apprécier la qualité de vie, la Cour établit les circonstances de fait en s’appuyant principalement sur les conclusions des juridictions et des autres autorités internes compétentes :
« Enfin, il est souvent impossible de quantifier les effets d’une pollution industrielle importante dans chaque situation individuelle et de distinguer l’influence d’autres facteurs, tels que, par exemple, l’âge et la profession. Il en va de même s’agissant de la dégradation de la qualité de vie résultant de la pollution industrielle. La « qualité de vie » est un concept très subjectif qui ne se prête pas à une définition. Partant, en vue de l’établissement des circonstances factuelles des affaires qui lui sont soumises, la Cour n’a pas d’autre choix que celui de se baser avant tout, bien que non exclusivement, sur les conclusions des juridictions et des autres autorités internes compétentes. » (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 115 ; traduction issue de CEDH 24 janvier 2019, Cordella et autres contre Italie, n° 54414/13 et 54264/15, § 160 ).
Même si la Cour s’appuie particulièrement sur les constations des juridictions nationales et des autorités compétentes sauf en cas d’incohérence ou de contradiction dans leurs décisions, la CEDH apprécie l’ensemble des preuves telles que des certificats médicaux, rapports, déclaration ou études émanant d’entités privées (CEDH, 10 février 2011 Dubetska et autres, n° 30499/03, § 107 ; décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 116 ).
Tenant compte des difficultés d’administrer la preuve, la Cour indique qu’elle peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants :
« La Cour rappelle d’emblée qu’elle applique généralement le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Il convient également de noter que la Cour autorise une certaine flexibilité en la matière et tient compte de la nature du droit matériel en cause ainsi que des éventuelles difficultés d’administration de la preuve. Il arrive que l’État défendeur soit seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou de réfuter les allégations du requérant : en pareil cas, il est impossible d’appliquer rigoureusement le principe affirmanti, non neganti, incumbit probatio » (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 117 ; traduction issue de CEDH, 9 juin 2005, n° 55723/00, Fadeïeva contre Russie § 79 ).
Dans la présente affaire, la Cour estime qu’en premier lieu le fonctionnement de l’usine constitue une ingérence réelle dans la sphère privée des requérants (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 121 ).
En effet, il peut être déduit de l’étude épidémiologique que les effets de l’exposition de la population à la pollution environnementale, tels que mis en évidence, résultaient, au moins en partie, de l’activité de la fonderie (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 121 ).
En particulier, elle a révélé des niveaux élevés de plusieurs métaux lourds dans les échantillons de sérum prélevés sur des volontaires des groupes du Val d’Irno, y compris des niveaux de mercure environ cinq fois supérieurs à ceux de la population globale étudiée (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 121 ).
Pour mémoire, la Cour considère que les lacunes dans les enquêtes de l’Agence régional de protection de l’environnement sur les niveaux d’émission ne sont pas nécessairement de nature à nuire à la capacité des requérants à démontrer l’existence d’une atteinte à leurs droits. (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 120 ).
Et ce même si ces lacunes ont conduit le juge pénal à acquitter les directeurs de l’usine des accusations relatives aux émissions illégales de substances polluantes (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 120 ).
En deuxième lieu, les dommages (ou risques de dommages) subis par les requérants dans la présente affaire sont de nature à faire jouer les garanties de l’article 8 (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 122 ).
En l’occurrence les requérants n’ont pas eux-mêmes créé la situation dénoncée ou n’ étaient d’une quelconque manière pas responsables (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 122 ).
En dernier lieu, la forte combinaison d’éléments de preuve indirects et de présomptions permet de conclure que l’exposition à la pollution a rendu les requérants vivant dans un rayon de six kilomètres autour de l’usine plus vulnérables à diverses maladies (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 124 ).
En somme, la Cour estime qu’il ne fait aucun doute que cette exposition a eu un impact négatif sur leur qualité de vie (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 124 ).
En conclusion, elle juge que l’ingérence a atteint un niveau de gravité suffisant pour relever du champ d’application de l’article 8 de la Convention (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 124 ).
II/ Des mesures de protection insuffisantes à l'égard des personnes exposées à la pollution
Même si l’État est tenu de prendre des mesures adéquates ou raisonnables pour protéger le droit des individus, ce dernier dispose d’une marge d’appréciation à condition de ménager les intérêts concurrents (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 153 ; CEDH 24 janvier 2019, Cordella et autre contre Italie, n° 54414/13 et 54264/15, § 158 ).
En termes d’obligations positives, la Haute juridiction européenne indique que les États doivent prévoir une réglementation adaptée à une activité dangereuse en terme d’autorisation,de mise en fonctionnement, exploitation, sécurité, contrôle et mesures de protection :
« Les États ont avant tout l’obligation positive, en particulier dans le cas d’une activité dangereuse, de mettre en place une réglementation adaptée aux spécificités de ladite activité, notamment au niveau du risque qui pourrait en résulter. Cette règlementation doit régir l’autorisation, la mise en fonctionnement, l’exploitation, la sécurité et le contrôle de l’activité en question, ainsi qu’imposer à toute personne concernée par celle-ci l’adoption de mesures d’ordre pratique propres à assurer la protection effective des citoyens dont la vie risque d’être exposée aux dangers inhérents au domaine en cause. » (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 154 ; traduction issue de CEDH 24 janiver 2019, Cordella et autre contre Italie, n° 54414/13 et 54264/15, § 159).
Dans ce contexte, la Cour accorde une importance particulière à la réalisation d’enquêtes et d’études appropriées dans le processus décisionnel, à l’accès du public à l’information pour lui permettre d’apprécier les risques auxquels il est exposé et l’opportunité des individus de protéger leurs intérêts dans le processus décisionnel en matière environnementale (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 155 ; CEDH, 9 avril 2024, n° 53600/20 Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, § 539 ).
Pour déterminer si l’État défendeur n’a pas outrepassé les limites de sa marge d’appréciation, les juges européens examinent les garanties procédurales des individus concernés (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 155 ; CEDH, Flamenbaum et autres contre France, 13 décembre 2012, n° 3675/04 et 23264/04, § 137 ).
Plus précisément, la Cour doit rechercher si les autorités nationales ont traité de la question des niveaux de pollutions avec diligence en prenant compte les intérêts concurrents et si l’État justifie par des éléments précis et circonstanciés les lourdes charges pesant sur les individus concernés :
« La Cour relève que, s’il ne lui appartient pas de déterminer précisément les mesures qu’il aurait fallu prendre en l’espèce pour réduire plus efficacement le niveau de la pollution, il lui incombe sans conteste de rechercher si les autorités nationales ont abordé la question avec la diligence voulue et si elles ont pris en considération l’ensemble des intérêts concurrents. À ce propos, la Cour rappelle qu’il revient à l’État de justifier par des éléments précis et circonstanciés les situations dans lesquelles certains individus se trouvent devoir supporter de lourdes charges au nom de l’intérêt de la société. L’examen de la présente affaire sous cet angle conduit la Cour à formuler les observations qui suivent. » (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 158 ; traduction issue de CEDH 24 janvier 2019, Cordella et autre contre Italie, n° 54414/13 et 54264/15, § 161 ).
Malgré la marge d’appréciation laissée à l’État italien, la Cour conclut qu’il a manqué à son obligation positive de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer une protection effective du droit des requérants au respect de leur vie privée (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 171 ).
Dans son arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme s’est référée à l’étude épidémiologique et a considéré que l’exposition à la pollution a rendu plus vulnérables les habitants de la vallée à des risques de développer des pathologies (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie, 6 mai 2025, n° 52854/18, § 165 ).
Elle a jugé que les mesures correctrices prises après 2016 étaient insuffisantes et traduisaient une minimisation des risques par les autorités (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie, 6 mai 2025, n° 52854/18, § 166 à 168 ).
Au surplus, les mesures étaient fondées sur des seuils de pollution applicables aux zones industrielles et non aux zones résidentielles (décision commentée : CEDH, L.F contre Italie 6 mai 2025, n° 52854/18, § 169 ).
En revanche, la Cour européenne des droits de l’homme ne s’est pas prononcée sur la violation de l’article 2 : elle a considéré qu’il n’apparaissait pas nécessaire d’examiner cette affaire à la lumière de cet article, dans la mesure où la requête pouvait être traitée via l’article 8.
En somme, cette décision témoigne d’une volonté de la Haute juridiction européenne de sanctionner les États qui tentent de s’exonérer de leur responsabilité alors qu’ils commettent une carence fautive dans l’exercice de leur police des installations classées et causent des préjudices à l’égard des victimes de pollutions industrielles.
De toute évidence, un parallèle peut être fait avec les 51 arrêts de la Cour Administrative d’Appel de Douai dans le volet immobilier de l’affaire Métaleurop condamnant l’État au versement de 1.200.000€ en réparation de la perte de valeur immobilière et de la perte de jouissance des biens de propriétaires riverains de l’ancienne usine, pour carence dans la réglementation des rejets atmosphériques de la fonderie de Noyelles-Godault.
S’inscrivant dans la lignée jurisprudentielle de la Cour EDH, ces arrêts historiques ont permis aux requérants de faire entendre leur voix face au silence de plomb des autorités sur ce scandale sanitaire et environnementale.
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