Lubrizol : refus du TA de Rouen d’ordonner la communication de l’étude de dangers !

Par David Deharbe (Green Law Avocats) Mais comment diable les auteurs de l’étude de dangers du site de Lubrizol ont-t-il pu conclure à la fréquence de risque d’un seul incendie tous les 10.000 ans alors que l’usine, située en plein cœur de Rouen, en a connu deux en 6 ans avec les conséquences que l’on connaît ? Cette étude, manifestement « insuffisante » fonde pourtant toujours la politique de maîtrise des risques du site. Or, à ce jour, on ignore toujours qui a réalisé cette étude de dangers ou si ce document a été tiers-expertisé, comme le permet pourtant la réglementation. Aucune information, non plus, sur la manière dont l’Inspection des Installations classées l’a appréhendée … Force est aujourd’hui de constater que cette étude de dangers demeure inaccessible au public et que les grands discours de transparence du gouvernement dès les premières heures de l’incendie d’octobre 2019 n’ont jamais conduit l’Etat à mettre cette étude dans le domaine public ! De surcroît, après deux incendies ayant eu des impacts incontestables en dehors du site, cette installation Seveso seuil haut, qui semble fonctionner en vertu de droits acquis, aurait rendu nécessaire  que l’on vérifie la conformité de sa situation au regard de l’étude d’impact. Un couple de riverains résidant dans les 500 mètres de l’usine Lubrizol a donc fort légitimement sollicité du Tribunal administratif de Rouen, sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-3 du code de justice administrative, qu’il enjoigne au préfet de la Seine-Maritime de leur communiquer : – sous 48 heures à compter de la notification de l’ordonnance à intervenir, la dernière version de l’étude de danger de l’installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) exploitée par la société Lubrizol sur le territoire de la commune de Rouen, « l’éventuelle tierce-expertise » réalisée à propos de cette étude et les rapports relatifs à cette étude et à « son éventuelle tierce-expertise » ; – sous 15 jours à compter de la notification de l’ordonnance à intervenir, « les éventuelles versions antérieures » de l’étude de dangers de cette même ICPE, « l’éventuelle étude d’impact relative à l’ICPE », les rapports administratifs relatifs à ces études, l’entier dossier relatif aux installations classées pour la protection de l’environnement exploitées par les sociétés Lubrizol et NL Logistique sur le territoire de la commune de Rouen ; – d’assortir cette injonction d’une astreinte de 1 000 euros par jour de retard en application de l’article L. 911-3 du code de justice administrative, à compter de l’expiration des délais impartis ; Cette demande est intervenue certes près d’un an après la catastrophe de Lubrizol mais surtout après que le Sénat, l’Assemblée nationale et le CGEDD ont plusieurs mois et tour à tour stigmatisé l’insuffisance de l’étude de dangers, à laquelle leurs rapporteurs semblent avoir eu accès. Et l’instruction pénale ouverte dans ce dossier contre l’exploitant mis en examen pour non-respect des prescriptions techniques n’a pas plus vocation à faire le jour sur les carences de fautives que sur le contrôle d’une étude de danger insuffisante.   C’est pourtant en ces termes que le même magistrat, qui a d’ailleurs jusqu’à présent invariablement rejeté toutes les demandes des victimes dans le dossier Lubrizol, fait à nouveau échec à ce référé mesures utiles : « Pour établir l’urgence à communiquer, parmi les nombreux documents demandés relatifs à l’activité de l’usine Lubrizol de Rouen, l’étude de dangers établie dans le cadre de la procédure de délivrance d’une autorisation de type « installation classée » pour l’exploitation du site de Rouen, M. Coconnier et Mme Dubuc se bornent à annoncer un recours indemnitaire contre l’Etat, des suites d’un évènement survenu il y a plus d’un an à la date de la présente ordonnance. Au soutien de leur demande, ils produisent deux certificats médicaux datés du 22 octobre 2019 prescrivant à l’un de leurs deux enfants mineurs ainsi qu’à Mme Dubuc des médicaments courants. Ils produisent également copie d’un dépôt de plainte auprès du Procureur de la République du 26 octobre 2019 pour « mise en danger d’autrui, risque immédiat de mort ou d’infirmité par violation manifestement délibérée d’une obligation réglementaire de sécurité et de prudence », sans autres précisions sur l’état d’avancement de la procédure. Ils opposent le risque pour la sécurité publique que fait peser l’étude de dangers qu’ils estiment comporter de graves lacunes et sur laquelle sont fondés de nombreux instruments juridiques et techniques permettant d’autoriser le fonctionnement de l’usine Lubrizol, comme en attesterait le rapport des ministères de l’industrie et de l’écologie de février 2020 qu’ils produisent ainsi que les déclarations de Mme Lepage devant la commission du sénat le 4 décembre 2029. Toutefois, M. Coconnier et Mme Dubuc se prévalent au soutien de leur action en responsabilité contre l’Etat d’un fondement juridique imprécis et de préjudices non définis, fondés sur des prescriptions médicales anciennes de plus de 11 mois, qui ne font état au demeurant d’aucune pathologie. Par ailleurs, s’ils mettent en cause « la carence fautive de l’Etat », ils ne donnent aucune autre information que des articles de presse ou rapports sans lien direct avec leur supposé préjudice, le rapport des ministères déjà évoqué concluant quant à lui que « les difficultés ou fragilités que la mission a pu constater ne lui paraissent pas spécifique à la région concernée ou aux sites impliqués. Elles nécessitent en revanche une action nationale forte pour améliorer la prévention de ce type d’évènement et en limiter les conséquences, sur l’ensemble de notre territoire ». Si les requérants mettent en cause le redémarrage total des activités de l’usine Lubizol au 1er octobre 2020 pour justifier encore de l’urgence, ils n’établissent ni même n’allèguent avoir contesté les autorisations qui ont précédé cette remise en activité de l’usine. Enfin, ils ne font pas davantage valoir qu’ils auraient, en vain, tenté d’obtenir les documents dont ils incriminent l’insuffisance auprès des services de l’Etat compétents, ni même, par des « captures d’écrans » du site de la préfecture de la Seine-Maritime, qu’ils auraient fait quelque recherche que ce soit pour consulter les documents,…

Irrégularités de l’enquête publique locale : l’Etat non-responsable

Par Maître Lucas DERMENGHEM (Green Law Avocats) Par un arrêt du 13 mars 2019 qui sera mentionné aux Tables du recueil Lebon (CE, 13 mars 2019, n°418170), le Conseil d’Etat a jugé que la responsabilité de l’Etat ne pouvait être engagée du fait des irrégularités du commissaire enquêteur dans le cadre d’une enquête publique relative à l’élaboration d’un plan local d’urbanisme (PLU). En l’espèce, en raison d’irrégularités établies par le commissaire enquêteur, le Tribunal administratif de Melun avait dans un jugement rendu le 27 novembre 2013 annulé la délibération du conseil municipal de la commune de Villeneuve-le-Comte approuvant le PLU. En l’occurrence, le Tribunal administratif avait considéré qu’en ne répondant pas lui-même aux observations du public et en se bornant, pour justifier son avis favorable au projet de PLU, à viser les observations du public, sans y répondre et les avis des personnes publiques associées, sans les analyser, le commissaire enquêteur n’avait satisfait ni à l’exigence d’examen des observations recueillies, ni à celle de motivation personnelle de ses conclusions, contrairement à ce qu’exigeait l’article R. 123-22 du code de l’environnement dans sa version alors applicable. Au vu de ces irrégularités, le juge de première instance a estimé que la délibération du conseil municipal approuvant le PLU a été prise à l’issue d’une procédure entachée d’un vice substantiel et devait par conséquent être annulée. La commune de Villeneuve-le-Comte avait par la suite saisi le préfet d’une demande indemnitaire tendant à la réparation du préjudice que lui aurait causé l’Etat du fait des irrégularités commises par le commissaire enquêteur. A la suite du rejet de la demande du Tribunal administratif (TA Melun, 4 février 2016, n°1401470) puis de la cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris, 14 décembre 2017, n°16PA00853), la commune s’est pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat. Dans sa décision, la Haute juridiction va d’abord établir un rappel des dispositions pertinentes du code de l’urbanisme et du code de l’environnement relatives à l’enquête publique en matière d’élaboration de PLU. La Haute Assemblée va déduire de ces normes que le PLU soumis à enquête publique est élaboré à l’initiative et sous la responsabilité de la commune. Il est d’abord rappelé que la mission du commissaire enquêteur consiste à établir un rapport qui est adressé au maire, relatant le déroulement de l’enquête et examinant les observations recueillies, puis à consigner dans un document séparé, ses conclusions motivées. Le Conseil d’Etat estime que le commissaire enquêteur conduit donc une enquête à caractère local, destinée à permettre aux habitants de la commune de prendre une connaissance complète du projet et de présenter leurs observations, mais aussi à l’autorité compétente de disposer de tous les éléments nécessaires à son informations et de l’éclairer dans ses choix. Le Conseil d’Etat en déduit ainsi que le commissaire enquêteur exerce sa mission au titre d’une procédure conduite par la commune. Dans un second temps du raisonnement, la Haute Assemblée ajoute qu’il ne peut être déduit que le commissaire enquêteur exercerait sa mission au nom et pour le compte de l’Etat du simple fait qu’il est susceptible, dans le cadre de l’enquête, de prendre en compte des éléments ne concernant pas directement la commune. En outre, le Conseil d’Etat retient dans un troisième temps du raisonnement que si les modalités de désignation et de rémunération du commissaire enquêteur échappent à la commune, ces règles visent avant tout à garantir l’indépendance et l’impartialité du commissaire, étant précisé que les frais occasionnés restent assumés par la commune. Par ailleurs, le Conseil d’Etat confirme également la Cour administrative d’appel de Paris en ce qu’elle a jugé que la circonstance que l’adoption du PLU de Villeneuve-le-Comte serait une condition préalable à la réalisation du projet de Village-Nature, classé par l’Etat « opération d’intérêt national » et « projet d’intérêt général » ne permettait pas davantage d’engager la responsabilité de l’Etat en raison des fautes commises par le commissaire enquêteur. Par cette décision, le juge du Palais Royal s’inspire d’une interprétation déjà ancienne dégagée par la cour administrative d’appel de Lyon, dans un arrêt du 31 mai 2011, (CAA Lyon, 31 mai 2011, Min. écologie c/ Commune de Péron, n°09LY02412). Mais l’apport de l’arrêt commenté réside également dans la définition du modus operandi qui aurait dû être appliqué par le maire de Villeneuve-le-Comte après avoir constaté les fautes commises par le commissaire enquêteur, alors qu’à cette date aucune procédure ne lui permettait de saisir le président du Tribunal administratif compétent comme le prévoit aujourd’hui l’article R. 123-20 du code de l’environnement. Selon le Conseil d’Etat, il appartenait ainsi au maire de « ne pas donner suite à une procédure entachée d’irrégularités et d’en tirer les conséquences en demandant soit au commissaire enquêteur de corriger ces irrégularités soit de mettre en œuvre une nouvelle procédure en saisissant à nouveau le président du tribunal administratif pour qu’il procède à la désignation d’un nouveau commissaire enquêteur ».  

Risques naturels: Force majeure et exclusion de la responsabilité du fait de l’ouvrage public en raison d’une conjonction exceptionnelle d’évènements (CE, 15 nov.2017)

Par Me Fanny Angevin- Green Law Avocats Par une décision en date du 15 novembre 2017 n°403367, le Conseil d’Etat a adopté une interprétation extensive du cas de la force majeure. Cette décision revient sur les fortes pluies ayant eu lieu du 30 novembre au 3 décembre 2003 dans la vallée du Rhône et qui ont entraîné des crues du Rhône de grande ampleur, tout particulièrement dans le secteur de la Commune d’Arles. La théorie de la force majeure découle du code civil et notamment des articles 1231-1 et 1351 du code civil (anciens articles 1147 et 1148 du code civil). Cette théorie est exonératoire de responsabilité, tant dans le système de responsabilité civile qu’administrative. Elle a pour effet de rompre le lien de causalité entre une faute commise et un préjudice subi. Trois éléments doivent être réunis afin qu’un cas de force majeure soit retenu : l’extériorité, l’irrésistibilité et l’imprévisibilité du ou des évènements. Dans l’affaire présentée devant le Conseil d’Etat, le remblai de la voie ferrée historique Paris-Lyon-Marseille avait un rôle de protection contre les inondations. En 1980, la SNCF a modifié l’ouvrage en y creusant trois trémies afin de permettre le passage de la circulation automobile sous des ponts-rails. Les trois trémies percées par la SNCF ont cédé le 3 décembre 2003 à la suite des fortes précipitations ayant affecté les eaux du Rhône. La crue a ainsi inondé des quartiers des communes de Tarascon et d’Arles pendant plusieurs semaines. A la suite de ces inondations, des requérants ont souhaité engager la responsabilité de l’Etat, de la SNCF Réseau et SNCF Mobilités au titre de vices de conception et du défaut d’entretien des ouvrages ferroviaires. Ces demandes avaient été rejetées par le Tribunal administratif de Marseille par un jugement du 23 juin 2014, puis par la Cour administrative d’appel de Marseille dans une décision en date du 7 juillet 2016 (n°14MA03622). Les requérants se sont ensuite pourvus en cassation et demandaient au Conseil d’Etat d’effectuer un contrôle de la qualification juridique retenue, à savoir si les faits de l’espèce présentaient bien un cas de force majeure, exonérant les défendeurs de responsabilité. Le Conseil d’Etat répond par l’affirmative et rejette par conséquent le pourvoi des requérants : « […] eu égard à l’ensemble des éléments qu’elle a ainsi relevés, la cour, dont l’arrêt est suffisamment motivé, n’a commis ni erreur de droit ni erreur de qualification juridique en jugeant qu’une conjonction exceptionnelle de phénomènes de grande intensité s’était produite qui présentait un caractère imprévisible et irrésistible et qui caractérisait un cas de force majeure ; » (CE, 15 novembre 2017, n°403367). Néanmoins, à l’analyse, la qualification d’un cas de force majeure ne paraît pas si évidente, comme l’avait pertinemment souligné le Rapporteur public dans cette affaire (Conclusions de Monsieur le Rapporteur Public Olivier Henrard, CE, 15 novembre 2017, n°403367). Il convient, tout d’abord, de revenir sur la condition d’imprévisibilité de l’évènement. Ce critère du cas de force majeure en matière d’inondations n’est retenu que lorsqu’un retour de l’évènement ou son occurrence première n’est pas prévisible. Ainsi, une crue sur un cours d’eau atteignant un niveau déjà connu n’est pas imprévisible (CE, 4 avril 1962, Min. des Travaux publics c/ Sté des d’Armagnac, n°49258). Il en est de même pour une inondation, quelle qu’ait été la violence de la crue qui l’a provoquée, dès lors que plusieurs crues avaient entrainé l’inondation de terrains dans un même secteur (CAA Lyon, 13 mai 1997, n°94LY00923, 94LY01204, voir également en ce sens CE, 12 mars 2014, n°350065 et CE, 13 novembre 2009, n°306992). Cependant, la survenance de plusieurs facteurs qui n’étaient pas imprévisibles isolément, mais dont la conjonction a provoqué le dommage, peut être assimilée à un cas de force majeure (CE, 27 mars 1987, n°590939). Ainsi, ont pu être considérés comme constituant un cas de force majeure, des pluies diluviennes et d’une crue de deux torrents, évènements isolements non imprévisibles, mais dont la conjonction, en raison de l’intensité, peut être assimilée à un cas de force majeure (CE, 6 juillet 2015, n°373267). Dans le cas présent, en l’espace d’un siècle et demi, trois crues comparables avaient eu lieu sur la même zone et durant la décennie précédant la crue de 2003, six crues avaient dépassé le niveau de la crue décennale théorique. La SNCF ne contestait d’ailleurs pas avoir pour projet de conforter ses merlons afin de les rendre plus résistants aux crues. Par conséquent, le caractère imprévisible de la crue était très discutable. Mais c’est en réalité sur le caractère exceptionnel de la conjonction de plusieurs évènements que le Conseil d’Etat a fondé sa décision. En effet, la Haute juridiction relève qu’il convient de caractériser la réunion d’évènements de cas de force majeure en raison de la conjonction de précipitations d’une ampleur exceptionnelle, d’une tempête marine qui a freiné le déversement des eaux du Rhône et enfin d’un débit (bien qu’il soit inférieur à une crue de 1840) ainsi que d’un niveau d’eau provoqués par la crue particulièrement importants. Le Rapporteur public dans ses conclusions sur cette affaire, différait quant à cette interprétation de la Cour administrative d’appel que le Conseil d’Etat a confirmé. En effet, le Rapporteur public soulignait qu’ « il n’est pas contesté que les merlons ont cédé dès le début de la soirée du 3 décembre et que les eaux du Rhône se sont engouffrées dans les brèches du remblai ferroviaire à l’aube du 4 décembre » (Conclusions de Monsieur le Rapporteur public Olivier Henrard, CE, 15 novembre 2017, n°403367). Le Rapporteur public indiquait tout particulièrement que « La tempête, en revanche, ne s’est levée qu’au cours de la nuit pour atteindre son paroxysme à 7 heures du matin, alors que les quartiers Nord de la ville d’Arles étaient déjà inondés. Le rapport rendu par le collège d’experts ne retenait aucune contribution du phénomène marin à l’ampleur des inondations. » (Conclusions de Monsieur le Rapporteur public Olivier Henrard, CE, 15 novembre 2017, n°403367). Ainsi, le Rapporteur public rappelait que la qualification de force majeure est en principe d’interprétation restrictive et que dès lors qu’il…

Urbanisme / responsabilité administrative : l’absence de contestation d’une décision illégale n’empêche pas nécessairement le pétitionnaire d’engager la responsabilité pour faute de l’administration (CE, 21 sept. 2015, n°371205)

On sait que le contentieux urbanistique est abondant et qu’il n’est pas rare que des décisions administratives soient jugées illégales. On oublie toutefois souvent qu’une telle décision peut ensuite fonder une action indemnitaire contre la personne publique auteur de la décision. En effet, la responsabilité extracontractuelle de l’autorité administrative dans l’exercice de ses compétences d’urbanisme peut être engagée par le pétitionnaire qui a subi un dommage en raison d’une décision ou d’un agissement illégal. Une telle action doit être portée devant le juge administratif, et elle suppose la démonstration de trois éléments : une faute, un dommage et un lien de causalité. Pour faire échec à un tel recours, l’administration peut néanmoins invoquer des causes exonératoires : il a ainsi déjà été jugé que l’imprudence ou la faute du demandeur est de nature à justifier une atténuation de la responsabilité de l’administration, voire une exonération totale (CE, 2 oct. 2002, n° 232720 ; CE, 25 avr. 2003, n° 237888 ; CAA Paris, 27 avr. 1999, n° 96PA00435 ; CAA Bordeaux, 26 avr. 2011, n° 10BX01153 ; TA Versailles, 3e ch., 6 nov. 1997, n° 913211 ; CAA Lyon, 26 nov. 2009, n° 07LY01503 ; CE, 1er oct. 1993, n° 84593). En effet, dans cette hypothèse, le juge estime que le dommage découle non pas de la faute de l’administration mais de celle de la victime, et que le lien de causalité est alors rompu (CAA Lyon, 9 juill. 2013, n° 12LY02382). C’est précisément sur ce point que porte l’arrêt commenté (CE, 21 sept. 2015, n° 371205, consultable ici). En l’espèce, le maire d’une commune avait délivré à une société puis retiré un permis de construire portant sur un projet de station de distribution de carburant. Ayant déjà engagé des travaux d’aménagement à la date du retrait du permis, la société avait alors engagé la responsabilité de la commune pour être indemnisée des préjudices que lui avait causés cette décision. Les juges du fond avaient toutefois rejeté ses demandes au motif que, n’ayant pas contesté le retrait illégal (elle n’avait pas demandé au Tribunal administratif de l’annuler en d’autres termes), elle avait elle-même contribué à la réalisation de son préjudice, ce qui faisait obstacle à la reconnaissance du lien de causalité requis : « Considérant qu’il ressort des pièces du dossier qu’après avoir présenté un recours gracieux contre le retrait du permis de construire qui lui avait été accordé, la société TC s’est engagée avec la commune dans un processus transactionnel consistant à rechercher, en contrepartie de l’abandon de son projet, un autre terrain lui permettant d’implanter une station de distribution de carburant ; que la société requérante n’a pas, bien que la recherche d’une transaction n’y aurait pas fait obstacle, présenté, à titre conservatoire, de recours tendant à l’annulation de l’arrêté portant retrait du permis de construire ni n’a demandé la suspension de l’exécution de cette décision sur le fondement de l’article L.521-1 du code de justice administrative ; que la société TC  s’est finalement bornée, par la requête enregistrée sous le n° 0900101, à présenter devant le tribunal administratif de Fort-de-France des conclusions tendant à la condamnation de la commune du Lamentin au versement d’indemnités qu’elle n’avait pu obtenir par voie transactionnelle ; qu’en s’abstenant ainsi de mettre en œuvre les recours effectifs dont elle disposait pour solliciter la suspension et l’annulation du retrait de permis de construire, lesquels lui auraient permis d’obtenir satisfaction au regard du motif d’illégalité précédemment rappelé, et en préférant la stratégie consistant à s’engager dans la négociation d’un échange de parcelles avec la commune ou d’une transaction, la société TC doit être regardée comme ayant abandonné son projet initial, dont il ressort au demeurant des pièces du dossier qu’il avait principalement pour objet d’empêcher l’installation d’un concurrent ; que cette circonstance fait obstacle à ce que les préjudices qu’elle allègue puissent être regardés comme en lien direct avec l’illégalité de la décision portant retrait du permis de construire ; que, par suite, la société TC n’est pas fondée à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Fort-de-France a rejeté ses demandes indemnitaires ; » (CAA Bordeaux, 16 mai 2013, n°11BX01823) Or le Conseil d’Etat censure ce raisonnement : la Haute Juridiction considère ainsi que le choix du pétitionnaire de ne pas attaquer l’acte litigieux sur le terrain de la légalité ne peut avoir pour effet de rendre indirect le lien de causalité entre les préjudices allégués et l’illégalité fautive qu’elle avait constatée : « Considérant qu’en statuant ainsi, alors que les faits relevés n’étaient pas de nature à faire apparaître que l’abandon du projet de construction ne résultait pas du retrait illégal du permis de construire et, qu’en tout état de cause, l’absence d’exercice de voies de recours contre ce retrait ne peut avoir pour effet de rendre indirect le lien de causalité entre les préjudices allégués et l’illégalité fautive qu’elle avait constatée, la cour administrative d’appel a procédé à une inexacte qualification juridique des faits ; qu’il résulte de ce qui précède, et sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre moyen du pourvoi, que son arrêt doit être annulé ; »   Notons que cette décision peut sembler contredire un arrêt rendu en novembre 2014 (CE, 14 nov. 2014, n° 366614, voir notre analyse ici), dans lequel le Conseil d’Etat avait jugé que des requérants ne pouvaient engager la responsabilité d’une commune alors que leur dommage n’était pas imputable à la décision illégale du maire, mais au manque de diligence dont ils avaient fait preuve pour prévenir la réalisation de leur dommage, en n’engageant la procédure de référé adéquate que plus de deux ans après l’intervention de ladite décision… En réalité, les deux affaires diffèrent, puisque dans l’arrêt de 2015, le juge précise bien que « les faits relevés n’étaient pas de nature à faire apparaître que l’abandon du projet de construction ne résultait pas du retrait illégal du permis de construire » : l’origine du dommage n’était donc pas certaine. C’est donc à la Cour administrative d’appel de Bordeaux, à qui l’affaire a été renvoyée, qu’il appartiendra de déterminer si le dommage de la société requérante a été causé…

Affaire AZF : carences fautives de l’inspection ICPE et perte de chance

Par deux arrêts (Cour administrative d’appel de Bordeaux, 24 janvier 2012, n°10BX02880 et n°10BX02881), le juge administratif a reconnu la responsabilité de l’Etat dans l’explosion de l’usine AZF le 21 septembre 2001 du fait des carences fautives de ses services dans la surveillance de cette installation classée.   Perte de chance Si cette reconnaissance de responsabilité est un évènement, on ne peut s’empêcher de remarquer que les montants – 1250 euros dans la première affaire et 2500 euros dans la seconde – des indemnités que l’Etat a été condamné à verser aux requérants sont bien dérisoires à côté des préjudices subis par ces habitants.   Même si le juge administratif a pour réputation –  justifiée ou non –  de n’accorder des dommages et intérêts que très limités en comparaison de ceux qu’octroie  le juge judiciaire, la faiblesse de ces montants dans ces deux affaires peut se justifier pour plusieurs raisons.   D’abord l’objet même de la demande était ici limité par les requérants respectivement à 10000 et 20 000 euros en réparation d’un préjudice moral et de trouble dans les conditions d’existence, tenant en particulier au fait que l’explosion a été à plusieurs titres une source d’angoisse (leur maison a été dévastée  et ils sont restés plusieurs heures sans nouvelle de leur enfant). En effet, les préjudices matériels avaient déjà été indemnisés par les compagnies d’assurances.   Ensuite, il ressort très clairement des deux arrêts que la caractérisation du lien de causalité entre les carences de l’Etat et l’explosion de l’usine AZF était malaisée et a obligé le juge administratif à recourir à la théorie de la perte de chance, théorie apparue en 1928 en droit administratif (CE, 03 août 1928, Bacon) et très utilisée dans le contentieux administratif de la responsabilité hospitalière.   C’est pourquoi, le juge relève à propos du bâtiment 221 que : « s’il n’est pas certain qu’aucune explosion ne se serait produite en l’absence de faute commise dans la surveillance de ce dernier entrepôt, il est établi que la mise en contact du mélange explosif avec des produits qui auraient été stockés dans des conditions régulières, et dont la réactivité aurait été ainsi très inférieure, n’aurait pas eu les mêmes conséquences ; que, dans ces conditions, la carence de l’État dans la surveillance de cette installation classée doit être regardée comme ayant fait perdre à M. B…une chance sérieuse d’échapper au risque d’explosion tel qu’il s’est réalisé et d’éviter tout ou partie des dommages qu’il a personnellement subis du fait de cette explosion » (affaire n°10BX02880).   Ainsi, au sens du juge administratif le seul lien de causalité établi est celui entre la faute de l’Etat et la perte de chance pour les requérants d’échapper au risque d’explosion de l’usine et d’éviter les dommages en découlant.   On comprend alors que les requérants ne pourront se voir indemniser non le préjudice « final » qu’ils ont subi (maison dévastée, angoisse d’avoir perdu un proche) mais seulement le préjudice « initial » que constitue la perte de chance d’échapper au risque d’explosion et d’éviter les dommages en découlant.   Ce préjudice « initial » correspond à une fraction du « préjudice final » qui est déterminée par le juge administratif en fonction du degré de certitude de la perte de chance. Et ici l’appréciation souveraine de la chance perdue conduit à imputer d’emblé  de moitié l’indemnité sollicitée.     C’est pourquoi, le juge administratif décide dans les deux affaires « qu’eu égard à l’importante probabilité de survenance d’une explosion du seul fait du croisement de produits hautement incompatibles entre eux, il y a lieu d’évaluer l’ampleur de cette perte de chance à 25 % et de mettre à la charge de l’Etat la réparation de cette fraction des dommages qu’a subis le requérant et qui sont restés non indemnisés ».     Le juge évaluant les préjudices « finaux » à 5000 euros pour la première affaire, et à 10 000 euros pour la seconde, il accorde en indemnisation du préjudice « initial », seul préjudice indemnisable, les sommes de 1250 et 2500 euros aux requérants.   Cette  reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans l’explosion de l’usine AZF à Toulouse par la juridiction administrative sera sans doute tenue pour  symbolique. Mais il n’est pas totalement déraisonnable de penser que les requérants recherchaient d’abord ici la reconnaissance de principe de la responsabilité de l’Etat pour ses carences fautives dans le contrôle des installations classées en cause. Il ne faut jamais perdre de vue les fonctions multiples de la responsabilité administrative (D. Lochak, « réflexions sur les fonctions sociales de la responsabilité administrative, In Le droit administratif en mutation, PUF, 1993, p. 275) ;  ce serait finalement l’insupportable impunité pénale de l’Etat personne morale qui  se trouve palliée par le pis allé d’une responsabilité administrative déclaratoire et « sanctionnatrice ».     Carences fautives Concernant la reconnaissance des carences fautives des services de l’Etat et tout particulièrement de celles du service de l’inspection des installations classées, le cheminement du juge bordelais est limpide et peut difficilement souffrir de contestation.   Celui-ci relève tout d’abord « qu’il ressort de l’arrêt précité de la cour d’appel de Toulouse du 24 septembre 2012, lequel est revêtu de l’autorité de la chose jugée quant aux faits constatés par le juge pénal (…) que l’explosion qui s’est produite le 21 septembre 2001, initiée dans le bâtiment 221 de l’usine AZF, a pour origine la réaction chimique accidentelle née du mélange de nitrates d’ammonium et de produits chlorés dans un environnement et des conditions d’entreposage qui ont favorisé cette réaction ».   Remarquant que « la procédure pénale a mis en évidence le non-respect des prescriptions réglementaires quant aux modes de stockage des nitrates d’ammonium déclassés », le juge administratif considère que « l’existence même de ces modes irréguliers de stockage de produits dangereux dans le bâtiment 221, pour des quantités importantes et sur une longue durée (…) révèle une carence des services de l’Etat dans son contrôle de cette installation classée ».   Au surplus, il s’avère que l’étude de danger relative aux ammonitrates et autres engrais réalisée par la société était « ancienne et partielle ». C’est pourquoi, un arrêté du…

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