Par Maître Sébastien BECUE (Green Law Avocat)
Par un arrêt daté du 16 mai 2018 (n°408950) le Conseil d’Etat a envoyé un message fort aux juridictions du fond sur les conditions d’appréciation de l’intérêt à agir à l’encontre d’un projet de parc éolien.
En appel, la Cour (CAA Nantes, 1er février 2017, n°15NT00706) avait considéré que des propriétaires d’un château situé à 2,5 kilomètres d’un parc éolien disposaient d’un intérêt à agir à l’encontre du permis de construire en autorisant la construction dès lors qu’il ressortait notamment de l’étude d’impact que le parc « sera visible de la façade ouest du château » et ce « alors même que cette visibilité n’apparaît qu’à partir du deuxième étage de l’édifice »
Puis la Cour avait annulé l’arrêté pour insuffisance de l’étude d’impact, en tant que le pétitionnaire avait omis, d’une part de citer un monument historique situé dans le périmètre approché des éoliennes, et d’autre part d’analyser l’impact du parc sur ce monument.
Saisi de la question, le Conseil d’Etat considère que la « Cour a donné aux faits ainsi énoncés une qualification juridique erronée » en jugeant que les requérants disposaient d’un intérêt à agir suffisant dans ces conditions. Il décide ensuite de régler l’affaire au fond : à partir des mêmes pièces, il estime que les requérants ne sont pas recevables dès lors qu’ils « ne justifient pas, au regard tant de la distance qui sépare le château du site retenu pour l’implantation du projet éolien que de la configuration des lieux, d’un intérêt leur donnant qualité pour agir ».
Ainsi, la seule visibilité du parc ne suffit pas : doivent aussi être pris en compte les critères de la distance et de la configuration des lieux.
Il est essentiel de relever que la décision est fichée dans les tables du recueil Lebon comme une décision d’espèce présentant un cas d’absence d’intérêt à agir à l’encontre un permis de construire des éoliennes. Tout aussi cruciale est la précision dans les références selon laquelle cette décision doit être rapprochée d’une précédente, datant de 2005, aux termes de laquelle le Conseil d’Etat, statuant alors en référé, avait là aussi réalisé un contrôle très précis de l’intérêt à agir à l’encontre d’un permis de construire un parc éolien (CE, 15 avril 2005, n° 273398).
Le Conseil d’Etat avait alors considéré que le premier juge avait dénaturé les pièces du dossier en écartant la recevabilité de la requête de deux requérants sur trois au motif que « les éoliennes ne seraient pas directement visibles de leurs propriétés », alors même qu’il « résultait pourtant des pièces du dossier qui lui était soumis, notamment des photomontages produits par la société défenderesse, que ces éoliennes seraient, après leur construction, visibles depuis le portail » de leur propriété.
S’agissant du troisième requérant en revanche, le Conseil d’Etat avait estimé que le juge des référés ne s’était pas trompé dans l’exercice de son appréciation souveraine en considérant qu’il ne disposait pas d’un intérêt à agir dès lors que les éoliennes n’étaient pas visibles depuis sa propriété, et ce bien qu’elles étaient projetées à une distance de moins d’un kilomètre.
Le Conseil d’Etat avait alors apprécié à nouveau le dossier et considéré que les conditions dans lesquelles les deux premiers requérants voyaient les éoliennes depuis leur domicile, dans un « paysage agricole plat offrant une vue dégagée, à une distance d’environ 900 mètres », leur conféraient intérêt à agir.
Là encore, les références des Tables sont essentielles : « critère prépondérant : visibilité » et « critères complémentaires : distance – hauteur de la construction – conformation du terrain – nuisances sonores ».
Le Conseil d’Etat assume ainsi qu’il existe des critères d’appréciation spécifiques de l’intérêt à agir à l’encontre d’un permis de construire un parc éolien. Le rôle « prépondérant » assigné à la visibilité, parmi les autres atteintes potentielles, est logique : une éolienne est indéniablement plus prégnante dans le paysage que la plupart des constructions. Toutefois, la visibilité ne peut suffire. Encore faut-il que cette visibilité, parce qu’elle va s’exercer dans des conditions particulières dont le juge doit contrôler l’existence, soit susceptible d’affecter le requérant.
Même si cette décision est fichée, il semble qu’elle ait été quelque peu oubliée des praticiens et de la majorité des magistrats… Dans beaucoup d’affaires le juge s’épargne en réalité le contrôle tout court, soit parce que le rejet des moyens lui prend moins de temps que l’analyse de la recevabilité d’un nombre élevé de requérants, soit qu’il se limite à la présence d’un seul requérant recevable.
Cette décision doit être considérée comme un guide méthodologique : c’est ainsi que le magistrat doit procéder lorsqu’il analyse l’intérêt à agir. Cela signifie également que si le dossier ne comporte pas au terme de l’instruction les documents permettant d’apprécier l’intérêt à agir des requérants au regard de ces critères, alors le magistrat doit rejeter le recours comme irrecevable.
C’était l’enseignement de l’arrêt Brodelle : il appartient au requérant de préciser « l’atteinte qu’il invoque pour justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien » (CE, 10 juin 2015, n°386121).
A défaut d’une telle démonstration, le recours est irrecevable.
Le rejet peut même se faire pour irrecevabilité manifeste, par ordonnance de tri (CE, 10 fév. 2016, n°387507), c’est-à-dire avant l’audience, à condition que le requérant n’ait pas obtempéré à l’invitation de régularisation de sa requête – invitation directe par le greffe, ou indirectement par le mémoire en défense adverse invoquant la fin de non-recevoir (CAA Bordeaux, 7 juil. 2016, n°14BX01560).
Les éoliennes sont passées sous le pavillon ICPE mais gageons qu’il en sera de même des recours à l’encontre des autorisations environnementales, dès lors que les critères de détermination de l’intérêt à agir sont semblables dans le contentieux des installations classées : « il appartient au juge administratif d’apprécier si les tiers personnes physiques qui contestent une décision prise au titre de la police des installations classées justifient d’un intérêt suffisamment direct leur donnant qualité pour en demander l’annulation, compte tenu des inconvénients et dangers que présente pour eux l’installation en cause, appréciés notamment en fonction de la situation des intéressés et de la configuration des lieux » (Conseil d’État, 6ème et 1ère sous-sections réunies, 13/07/2012, 339592).
L’inconvénient à invoquer est là encore la visibilité du parc, appréciée en fonction d’un rapport entre la situation des intéressés et la configuration des lieux, ce qui implique d’analyser là aussi la distance, la hauteur des éoliennes et la conformation du terrain.