Par David DEHARBE (Green Law Avocats)
Plusieurs juridictions administratives (les Tribunaux administratifs de Montreuil, Paris , Grenoble , Lyon et Lille) ont été saisies par des victimes de la pollution de l’air ambiant d’actions en responsabilité contre l’Etat et ses services déconcentrés.
Deux d’entre elles se sont déjà prononcées (TA Paris, 4 juillet 2019, n° 17093334 ; TA Montreuil_25 juin 2019 n°1802202).
L’on peut déjà tirer un certain nombre d’enseignements de ces recours au juge.
Les fondements de la responsabilité :
Sur le principe d’un comportement fautif, trois fondements ont été avancés : la méconnaissance du droit à un air sain, d’une part, celui du respect du domicile entendu par la Cour Européenne des Droits de l’Homme comme conférant un droit de l’homme à l’environnement d’autre part, et enfin, l’échec de la planification réglementaire et des mesures d’urgence dans le domaine de l’air transposée du droit communautaire.
Les requérants arguaient d’abord d’une carence fautive du pouvoir réglementaire, qui aurait mal encadré la persistance des dépassements observés depuis plusieurs années en Ile-de-France des valeurs limites de concentrations en particules fines et en dioxyde d’azote.
Sur cette base, le Tribunal de Paris comme de Montreuil ont accueilli le moyen.
Ainsi pour le juge parisien (TA Paris), « Il résulte de l’instruction que les valeurs limites de concentration et notamment en particules fines, en dioxyde d’azote, ont été dépassées de manière récurrente en Ile-de-France au cours des années 2012, 2013, 2014, 2015 et 2016. L’année 2016 a été marquée par un épisode de pic de pollution entre les mois de novembre et décembre. Des procédures en manquement ont été engagées par la Commission européenne contre la France, les mises en demeure des 20 novembre 2009 et 18 juin 2015 ont donné lieu à la saisine de la Cour de justice de l’Union européenne ».
Mais comme le souligne fort pertinemment le Tribunal administratif de Montreuil, « Si le dépassement des valeurs limites ne peut constituer, à lui seul, une carence fautive de l’Etat en matière de lutte contre la pollution atmosphérique au sens des dispositions précitées du code de l’environnement, l’insuffisance des mesures prises pour y remédier est en revanche constitutive d’une telle carence ».
En fait le juge administratif mobilise le bloc de légalité de transposition du droit communautaire sur le sujet qui combine des seuils de pollution à ne pas dépasser et des instruments de planification réglementaires pour parvenir à ce résultat.
En effet, transposant l’article 23 de la directive 2008/50/CE du 21 mai 2008, « Le plan de protection de l’atmosphère et les mesures mentionnées au deuxième alinéa du I de l’article L. 222-4 ont pour objet, dans un délai qu’ils fixent, de ramener à l’intérieur de la zone la concentration en polluants dans l’atmosphère à un niveau conforme aux normes de qualité de l’air mentionnées à l’article L. 221-1 ou, le cas échéant, les normes spécifiques mentionnées au 2° du I de l’article L. 222-1. (…) ».
Et les deux tribunaux administratifs sanctionnent l’échec de la planification réglementaire, du fait de son inefficacité avérée, pour ne pas dire son renoncement à assumer sa vocation préventive : « Eu égard à la persistance des dépassements observés au cours de cette période 2012-2016, le plan de protection de l’atmosphère pour l’Ile-de-France adopté le 7 juillet 2006 et révisé le 24 mars 2013, qui tient lieu de plan relatif à la qualité de l’air prévu par l’article 23 de la directive du 21 mai 2008, ainsi que ses conditions de mise en œuvre, doivent être regardés comme insuffisants au regard des obligations rappelées aux points 3 et 4, dès lors qu’il n’a pas permis que la période de dépassement des valeurs limites soit la plus courte possible » (espèce n° 1802202). De façon plus sévère encore, le Tribunal administratif de Paris relève que « le plan révisé prévoit, d’ici 2020, une diminution des seuils de pollution et, à seulement l’horizon 2025, un passage en dessous des valeurs limites européennes ».
En revanche, le Tribunal administratif de Montreuil refuse d’engager la responsabilité des services déconcentrés de l’Etat et plus particulièrement dans leur gestion de l’épisode de pollution de décembre 2016. Pour le Tribunal, les mesures d’urgence ne sont ni tardives ni insuffisantes en termes de règlementation comme de contrôle.
Les requérants se prévalaient encore d’une violation de la loi. Mais le Tribunal administratif de Montreuil dénie à l’article L. 220-1 du code de l’environnement toute portée normative. Certes aux termes de cet article, « L’Etat et ses établissements publics, les collectivités territoriales et leurs établissements publics ainsi que les personnes privées concourent, chacun dans le domaine de sa compétence et dans les limites de sa responsabilité, à une politique dont l’objectif est la mise en œuvre du droit reconnu à chacun à respirer un air qui ne nuise pas à sa santé. Cette action d’intérêt général consiste à prévenir, à surveiller, à réduire ou à supprimer les pollutions atmosphériques, à préserver la qualité de l’air et, à ces fins, à économiser et à utiliser rationnellement l’énergie. La protection de l’atmosphère intègre la prévention de la pollution de l’air et la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre ». Mais pour le juge, « ces dispositions, qui se bornent à fixer des objectifs généraux à l’action de l’Etat, sont par elles-mêmes dépourvues de portée normative et ne sont pas susceptibles d’engager la responsabilité de l’Etat en cas de pollution atmosphérique ».
Enfin le TA de Montreuil rejette en ces termes le moyen se réclamant de la CEDH : si pour la juridiction, « Les Etats doivent également s’acquitter d’une obligation positive de garantir le respect du domicile et de la vie privée et familiale, en prenant, avec la diligence requise, les mesures appropriées adaptées à la nature des affaires posant des questions environnementales, en présence d’un risque grave, réel et immédiat pour la vie, la santé ou l’intégrité physique ou encore de nuisances de nature à empêcher de jouir de son domicile », non seulement « les efforts fournis ont toutefois permis une amélioration constante de la qualité de l’air en Ile-de-France depuis une dizaine d’années », mais de surcroît, « Les intéressées n’apportent en outre pas suffisamment d’éléments, notamment médicaux, de nature à établir la gravité des atteintes qui résulteraient pour elles de ces dépassements de seuil. ».
D’ailleurs c’est sur le lien de causalité que va échouer l’action indemnitaire.
Ça butte sur le lien de causalité : la crainte de l’actio popularis.
Dans les deux espèces déjà jugées, les juridictions considèrent que le lien de causalité entre la carence fautive et le préjudice allégué n’est pas suffisamment démontré par les requérants.
L’espèce n° 1802202 voit le juge considérer que « Il ne résulte ainsi pas de l’instruction, au vu des éléments produits, que les pathologies de la requérante et de sa fille trouveraient directement leur cause dans l’insuffisance des mesures prises par l’Etat au cours de la période 2012-2016 pour limiter au maximum les périodes de dépassement de seuils de concentration en gaz polluants, ou que ces pathologies auraient été aggravées par cette carence fautive ».
Certes, on peut comprendre que le Tribunal de Montreuil considère que la requérante « n’apporte pas suffisamment d’éléments permettant d’établir l’incidence alléguée du dépassement des seuils de concentration sur leur état de santé», dès lors qu’elle ne produit « aucun élément, tant sur leur durée de résidence en Ile-de-France, et, le cas échéant, sur leurs lieux de résidence successifs, que sur la date d’apparition de sa pathologie et son évolution dans le temps.
Mais le Tribunal lui-même concède plus précisément à propos de l’enfant qui souffre d’asthme : « S’il est vrai que sa fille Lina souffre d’un asthme diagnostiqué en 2010, les documents produits, qui consistent en des relevés d’exploration fonctionnelle respiratoire dont les résultats ne sont pas explicités, ou encore en des documents relatifs à un projet d’accueil individualisé dans son établissement scolaire, ne permettent pas d’imputer sa pathologie, ou son aggravation alléguée, à ces mêmes dépassements de seuils de pollution atmosphérique. ».
Or exposer un enfant asthmatique à des pics de pollutions c’est l’exposer à un risque d’aggravation de sa pathologie. Est-il bien raisonnable d’exiger de la requérante qu’elle rapporte la preuve de l’aggravation dans le temps de son état ? Sans exiger une inversion de la charge de la preuve, le juge aurait pu prendre l’initiative d’une expertise décidée avant dire droit.
Ce n’est pas faire affront au juge administratif que d’écrire qu’il veille surtout sur les deniers publics quand il est saisi de la réparation des préjudices causés par l’administration… Plus fondamentalement c’est de l’actio popularis dont le juge administratif entend préserver son prétoire.
Il est vrai que dans le dossier jugé par le Tribunal administratif, la médiatisation de l’action engagée par la professeure de Yoga qui confiait au micro d’Yves Calvis « Ce combat je le mène pour les bébés, les enfants, les personnes fragiles, les personnes âgées et les gens qui me disent moi la pollution ça me fait rien » a pu tétaniser toute volonté de réparer.
De la même façon les saisines par certains politiques du prétoire pour sauver leur concitoyen tendent manifestement à forcer la boîte de Pandore de la réparation des conséquences subreptices des carence fautive de l’Etat dans la gestion des pollutions ; on pense par exemple, au recours pendant engagé par l’ex vice-présidente écologiste du Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais devant le Tribunal administratif de Lille.
Pour autant il ne faut certainement pas renoncer à mobiliser le juge administratif sur cette question : les quelques 105 décès en France pour 100.000 habitants par an à cause de la pollution de l’air nous le démontrent. Chaque année, près de 800.000 personnes en Europe meurent prématurément en raison de la pollution atmosphérique. Entre 40 et 80 % de ces décès prématurés sont dus à des maladies cardiovasculaires, estiment des chercheurs allemands (Jos Lelieveld, Klaus Klingmüller, Andrea Pozzer, Ulrich Pöschl, Mohammed Fnais, Andreas Daiber, Thomas Münzel « Cardiovascular disease burden from ambient air pollution in Europe reassessed using novel hazard ratio functions »European Heart Journal, Volume 40, Issue 20, 21 May 2019, Pages 1590–1596, https://doi.org/10.1093/eurheartj/ehz135).
Mais on l’aura compris pour accorder une indemnisation aux victimes du scandale sanitaire de la pollution de l’air, le juge administratif attend une démonstration très étayée et solide des conséquences préjudiciables pour les victimes de la pollution atmosphérique.
Bien évidemment le Cabinet Green Law Avocats prendra ses responsabilités dans ce combat qui pour être victorieux doit d’abord et avant tout être engagé par les victimes elles-mêmes, accompagnées de conseils spécialisés et capables de mettre l’Etat devant ses responsabilités.
Perspectives : vers un contentieux de l’absence de seuils pour les particules fines ?
Lille est l’une des villes françaises singulièrement impactée par la pollution de l’air et en particulier aux particules fines. On y a dépassé au moins 60 fois en 2018 le seuil journalier maximum de particules fines inférieures à 2,5 millimètres, soit 25 microgrammes par mètre cube (µg/m3).
Là encore l’enjeu sanitaire à l’échelle de la métropole lilloise interpelle : environ 1.700 personnes par an y meurent prématurément à cause de la mauvaise qualité de l’air (source : ATMO, bilan annuel).
Certes on peut toujours se rassurer avec le seuil réglementaire : pour les PM 10 (de diamètre inférieur à 10 µm), les seules prises en compte réglementairement en France, le plafond de 50 µg/m3 par jour (imposé depuis le 01/01/2005) n’a été dépassé qu’à 40 reprises à Lille en 2018, soit tout de même plus que la limite de 35 jours de dépassement…
Non moins inquiétant, selon des chercheurs de l’université de Lille, l’air dans les rames du métro lillois est aussi chargé en particules fines que lors des pics de pollution, avec des concentrations de particules « Pm10 » pouvant atteindre 80 microgrammes par mètre cubes !
Certes on pourra là encore se rassurer avec les Valeurs guides issues du Conseil Supérieur d’Hygiène Publique de France (CSHPF) qui tolère une exposition aux PM 10 sur une 1h30 à 455 µg/m3…
La bataille juridique pour la définition des seuils est à mener, non seulement pour les usagers du métro mais aussi et peut-être surtout pour les agents de leur gestionnaire et plus largement « les travailleurs du métro », estimés à 28000 personnes (source Le Monde).