La consommation effective d’espaces naturels selon le Conseil d’État
Par Maître David DEHARBE, avocat gérant et Frank ZERDOUMI, juriste (Green Law Avocats)
Le 3e alinéa de l’article 72 de la Constitution de 1958 affirme la libre administration des collectivités territoriales par des conseils élus, liberté dont les conditions sont prévues par la loi et devant tenir compte du rôle du représentant de l’État, représentant chacun des membres du Gouvernement, chargé des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois.
La libre administration de ces collectivités a été qualifiée par le Conseil constitutionnel de principe à valeur constitutionnelle (Conseil constitutionnel, 23 mai 1979, n° 79-104 DC ).
Forte de ce principe, en juillet 2024, la commune de Cambrai a posé une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’État – qu’il a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel – estimant que certaines dispositions de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets portaient atteinte à la libre administration des collectivités territoriales (CE, 24 juillet 2024, Commune de Cambrai, n° 492005 DC ).
Quelques mois avant, le 21 décembre 2023, dans le cadre de la mise en œuvre de la réforme dite zéro artificialisation nette, le ministère de la Transition écologique et de la cohésion des territoires a publié le fascicule n° 1 « Définir et observer la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers, et l’artificialisation des sols » sur son site Internet.
Le 21 février 2024, la commune de Cambrai a déposé un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État afin d’obtenir l’annulation de ce fascicule ou, subsidiairement, l’annulation de ce fascicule en tant qu’il incluait, pour la mesure de la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers, ceux de ses espaces originairement compris dans les zones urbanisées des plans locaux d’urbanisme intercommunaux et l’indication que, même située au cœur d’une zone urbanisée, une parcelle qui ne serait pas bâtie ou qui n’aurait pas fait l’objet d’un démarrage effectif des travaux à la date de publication de la loi du 22 août 2021 précitée relève des espaces naturels, agricoles et forestiers.
Le fascicule n° 1 « Définir et observer la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers, et l’artificialisation des sols » est-il légal ?
Le Conseil d’État a répondu à cette question par l’affirmative, rejetant ainsi la requête de la commune de Cambrai (décision commentée : CE, 24 juillet 2025, n° 492005 ).
Il a ainsi précisé la notion de consommation des espaces naturels et agricoles dans le cadre de la mise en œuvre de l’objectif et de la mise en œuvre de la réforme dite zéro artificialisation nette, posés par la loi Climat et résilience adoptée en 2021.
D’une part, l’article 191 de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets dispose que :
« Afin d’atteindre l’objectif national d’absence de toute artificialisation nette des sols en 2050, le rythme de l’artificialisation des sols dans les dix années suivant la promulgation de la présente loi doit être tel que, sur cette période, la consommation totale d’espace observée à l’échelle nationale soit inférieure à la moitié de celle observée sur les dix années précédant cette date.
Ces objectifs sont appliqués de manière différenciée et territorialisée, dans les conditions fixées par la loi. »
D’autre part, l’article 194 de cette même loi a prévu un objectif intermédiaire de réduction de moitié de la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers, pour la période comprise entre 2021 et 2031.
Aux termes de cet article, ces objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols devaient être intégrés au plus tard le 22 novembre 2024 dans les schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires, au plus tard le 22 février 2027 dans les schémas de cohérence territoriale et, en l’absence de ces schémas, au plus tard le 22 février 2028 dans les plans locaux d’urbanisme et les cartes communales.
Dans un premier temps, le Conseil d’État a affirmé qu’un espace naturel ne peut être considéré comme ayant été consommé au sens de la loi Climat et résilience que s’il a été réellement transformé en espace urbain, et ce quel que soit son classement dans le document d’urbanisme :
« En premier lieu, d’une part, il résulte des dispositions citées aux points 3 et 4, qui se réfèrent à la création et l’extension effectives d’espaces urbanisés et précisent que la qualification des surfaces dépend de l’occupation effective du sol et non des zones ou secteurs délimités par les documents de planification et d’urbanisme, que les espaces naturels, agricoles et forestiers ne doivent être regardés comme consommés, au sens et pour l’application des dispositions du III de l’article 194 de la loi du 22 août 2021, que lorsqu’ils perdent dans les faits leur usage naturel, agricole ou forestier au profit d’un usage urbain et sont, dès lors, effectivement transformés en espaces urbanisés. À cet égard, la seule circonstance qu’une parcelle soit située dans une zone urbaine d’un document d’urbanisme ne suffit pas à exclure que cette parcelle puisse, eu égard à ses caractéristiques et à son usage, être qualifiée d’espace naturel, agricole et forestier. Dès lors, en indiquant que la mesure de la consommation effective d’espaces naturels, agricoles et forestiers est indépendante du zonage réglementaire des plans locaux d’urbanisme intercommunaux ou des cartes communales, les énonciations litigieuses du fascicule ont donné une interprétation de la première phrase du 5° du III de l’article 194 de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets qui n’en méconnaît ni le sens ni la portée » (décision commentée : CE, 24 juillet 2025, n° 492005, point 11 ).
Dans un second temps, la Haute Juridiction a complété son analyse :
« D’autre part, il résulte des termes mêmes des dispositions législatives en cause que le législateur a entendu définir la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers comme la création ou l’extension effective d’espaces urbanisés. Il suit de là, et notamment du critère d’effectivité prévu par le législateur, que seule la transformation concrète de l’occupation du sol, telle qu’elle est constatée dans les zones concernées, peut être regardée comme une consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers au sens du III de l’article 194 de la loi du 22 août 2021. Dès lors, en indiquant qu’un espace naturel, agricole et forestier doit être considéré comme effectivement consommé à compter du démarrage effectif des travaux de construction et d’aménagement, et non à compter de la seule délivrance d’une autorisation d’urbanisme, les dispositions litigieuses du fascicule ont donné une interprétation de la loi qui n’en méconnaît ni le sens ni la portée » (décision commentée : CE, 24 juillet 2025, n° 492005, point 12 ).
Un an après le refus du Conseil d’État de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité posée par la commune de Cambrai sur le même sujet, le Conseil d’État a, en quelque sorte, confirmé son raisonnement.
Mais on ne peut manquer d’être surpris par l’idée que la zone à urbaniser ne pèse pas sur la définition de la consommation effective d’espaces naturels : l’imagination des Énarques est décidément sans limite…
Reste que cette appréciation in concreto de la consommation effective d’espaces naturels pourrait bien avoir un effet contentieux pas forcément voulu au Conseil d’État : celui de l’invocabilité du ZAN contre les décisions d’occupation des sols.
Mais comme la Haute juridiction n’en est pas à une incohérence près pour arbitrer à sa guise le conflit entre droit de construire et protection des sols, on ne doute pas que là aussi elle nous réservera une interprétation non moins surprenante qui là se réclamera d’une invocabilité indirecte, via la planification réglementaire.
Au total le ZAN se donne à voir comme une fiction juridique déjà surchargée de sens, objet des luttes de définition qui traversent l’introuvable équilibre du développement durable que le Conseil d’État surveille que le lait sur le feu.
Bref, le ZAN exprime lui aussi un problème qu’il ne résout pas et c’est une notion à suivre…
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