Par David DEHARBE, avocat gérant (Green Law Avocats)
Dans un arrêt du 9 novembre 2023, la Cour Européenne des droits de l’Homme (CEDH) juge que si la création du prétorienne d’un nouveau délai de recours contentieux ne porte pas une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal, son application immédiate aux instances en cours viole l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH) (Legros et autres contre France, n° 72173/17 et autres, téléchargeable ci-dessous).
Pour mémoire par sa décision Czabaj, le Conseil d’État a créé, de manière prétorienne, une limitation temporelle d’ordre procédural susceptible, dans certains cas, d’entraîner l’irrecevabilité du recours formé contre une décision administrative individuelle, faisant ainsi obstacle à ce que les juridictions puissent apprécier le fond du litige (CE, Assemblée, 13 juillet 2016, 387763, Publié au recueil Lebon) :
- «5. Considérant toutefois que le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l'effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d'une telle notification, que celui-ci a eu connaissance ; qu'en une telle hypothèse, si le non-respect de l'obligation d'informer l'intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l'absence de preuve qu'une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d'un délai raisonnable ; qu'en règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l'exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu'il en a eu connaissance ».
Alors que des justiciables avaient des instances en cours devant des juridictions administratives françaises, ces derniers se virent appliquer de façon immédiate ce nouveau délai.
Après avoir épuisé leurs voies de recours devant les juridictions internes, les requérants ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme en invoquant :
- Le grief tiré de la violation de l'article 6 § 1 de la CESDH (droit d’accès à un tribunal), en raison de l’application immédiate, en cours d’instance, du nouveau délai raisonnable de recours contentieux consacré par le Conseil d’Etat dans la décision Czabaj du 13 juillet 2016 ;
- Le grief tiré de la violation de l'article 1er au Protocole additionnel n°1 de la CESDH (protection de la propriété), en raison d’une atteinte injustifiée au droit au respect de ses biens, notamment du fait de la tardiveté opposée à une des requêtes par les juridictions internes dans un contentieux du droit de préemption.
A l’unanimité, la CEDH a jugé qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole additionnel n° 1 et de l’article 6 § 1 de la CESDH.
Toutefois si la Cour estime que l’application immédiate de la jurisprudence Czabaj constitue une violation du droit d’accès à un tribunal (II) la création de ce nouveau délai ne constitue pas une violation de l’article 6 §1 de la CESDH (I).
I. La création jurisprudentielle d'un nouveau délai contentieux ne viole pas le droit d'accès à un tribunal
La CEDH estime que le droit d’accès aux tribunaux peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle en raison de sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 126).
S’agissant de l’élaboration de règles régissant l’accès à un tribunal, que les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France n°72173/17 et autres, § 139) indépendamment du fait qu’il s’agisse de dispositions élaborées dans le cadre législatif et réglementaire ou de normes dégagées dans le cadre jurisprudentiel (CEDH, 15 novembre 1996, Cantoni c. France, n° 17862/91, § 29 ; CEDH, 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 88 ; CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 139).
L’évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire aux droits protégés par l’article 6 de la Convention et la Cour n’a pas à se prononcer sur l’opportunité d’une telle évolution (CEDH, 26 mai 2011, Legrand c. France, no 23228/08, § 41 ; CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 140).
S’agissant, en particulier, des délais légaux de péremption ou de prescription, ils figurent parmi les restrictions légitimes au droit à un tribunal et ont plusieurs finalités importantes, à savoir :
- D’une part, de garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions et de mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives, peut-être difficiles à contrer. À cet égard, la Cour rappelle que l’un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, lequel tend notamment à garantir aux justiciables une certaine stabilité des situations juridiques ainsi qu’à favoriser la confiance du public dans la justice (CEDH, Brumărescu c. Roumanie [GC] 28 octobre 1999, no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII ; CEDH, 20 octobre 2011, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 57 ; CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 129) ;
- D’autre part, d’empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (CEDH, Sanofi Pasteur c. France, 13 février 2020, no 25137/16, § 50 ; CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 129).
Sachant que l’existence de tels délais n’est pas en soi incompatible avec la Convention (CEDH, 2 octobre 2012, Baničević c. Croatie (déc.), no 44252/10, § 32 ; CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France n°72173/17 et autres, § 129), la CEDH considère que la création, par voie prétorienne, d’une nouvelle condition de recevabilité, fondée sur des motifs suffisants justifiant le revirement de jurisprudence opéré, ne porte pas une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 148).
Plus précisément alors même que le délai raisonnable est susceptible d’affecter la substance du droit de recours, sa création par voie jurisprudentielle n’est pas nécessairement contraire à l’article 6 § 1 de la CESDH, car :
- La règle dégagée par la décision Czabaj vise des buts légitimes à savoir assurer la bonne administration de la justice et le respect du principe de sécurité juridique (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 141) ;
- S’agissant du rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et les buts visés la consécration d’un délai raisonnable de recours contentieux, fixé, en règle générale, à une année à compter du moment où le requérant a eu connaissance de la décision dont il est le destinataire, accorde à celui-ci une période de temps qui ne saurait être regardée, en principe, comme insuffisante pour pouvoir s’enquérir des voies et délais de recours lui permettant de contester cette décision (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 143);
- Ce délai ne se déclenche qu’en l’absence d’opposabilité du délai réglementaire de droit commun fixé à deux mois, à savoir dans la situation particulière où l’auteur de la décision attaquée a omis d’indiquer les voies et délais de recours au destinataire de la décision, et à compter du moment où est établie, sous le contrôle du juge, la connaissance par le requérant de cette décision (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 145) ;
- La décision Czabaj prévoit que le délai raisonnable de recours est susceptible, en fonction des circonstances de chaque espèce, de faire l’objet d’une prorogation (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 147).
II. L'application immédiate d'un nouveau délai de recours contentieux est contraire au droit d'accès à un tribunal
Pour satisfaire aux exigences attachées l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour souligne que les limitations qui y sont apportées doivent être entourées de certaines garanties pour le justiciable :
- D’une part, l’effectivité du droit d’accès à un tribunal, s’agissant notamment des règles de forme, de délais de recours et de prescription est assurée par l’accessibilité, la clarté et la prévisibilité des dispositions légales et de la jurisprudence (CEDH, 5 avril 2018, Zubac, n° 40160/12 , § 87-89 ; CEDH, 26 mai 2011, Legrand, 23228/08, § 34 ; CEDH, Petko Petkov c. Bulgarie, no 2834/06, 19 février 2013, § 32, ; CEDH, 12 juillet 2018, Allègre, n° 22008/12, § 50 ; CEDH, 26 mai 2020, Gil Sanjuan, no. 48297/15, § 38 ; CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 131) ;
- D’autre part, la réglementation relative aux formalités et aux délais à observer pour former un recours, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (CEDH, 28 octobre 1998, Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28090/95, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII ; CEDH, 19 mai 2005, Kaufmann c. Italie, no 14021/02, § 32 ; CEDH, 28 mars 2006, Melnyk c. Ukraine, no 23436/03, § 23 ; CEDH, 15 janvier 2009, Guillard c. France, no 24488/04, § 35 ; CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 131).
En somme, une restriction à l’accès à un tribunal est disproportionnée quand l’irrecevabilité d’un recours résulte de l’imputation au requérant d’une faute dont celui-ci n’est objectivement pas responsable (CEDH, 5 avril 2018, Zubac, n° 40160/12, § 93-95 ; CEDH, Magomedov et autres c. Russie, nos 33636/09 et 9 autres, 28 mars 2017, § 94 ; CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 132).
De manière in concreto, la Cour examine si l’application du revirement de jurisprudence dans les instances en cours a méconnu le principe de sécurité juridique dans une mesure telle que cela aurait eu pour effet de porter atteinte à la substance même du droit au recours des requérants (CEDH, 16 décembre 1992, De Geouffre de la Pradelle c. France, n° 12964/87, § 31, série A no 253-B ; CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 149).
A ce titre, la CEDH tient compte de la possibilité pour les requérants, d’une part, de présenter des observations sur l’existence éventuelle de motifs d’irrecevabilité et, d’autre part, de remédier aux lacunes constatées (CEDH, 26 mai 2020, Gil Sanjuan, no. 48297/15, § 34 ; CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France, n°72173/17 et autres, § 132).
En l’espèce, la Cour estime que l’application aux instances en cours de la nouvelle règle de délai de recours contentieux, qui était pour les requérants à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique, a restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée (CEDH, 5 avril 2018, Zubac, n° 40160/12, §44 ; CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France n°72173/17 et autres, §161) sachant que :
- Lorsque les requérants ont introduit leurs requêtes respectives devant la juridiction administrative de première instance, les règles relatives au délai de recours contentieux et à son opposabilité sont déterminées par les dispositions des articles R. 421-1 , R. 421-3 et R. 421-5 du code de justice administrative, l’article 19 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 et les articles L. 112-3, L. 112-6 et R. 112-5 du code des relations entre le public et l’administration (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France n°72173/17 et autres, § 150) ;
- Les requérants ne pouvaient raisonnablement anticiper le contenu et les effets de la décision Czabaj sur la recevabilité de leurs recours respectifs, à la date à laquelle ils ont saisi les tribunaux administratifs (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France n°72173/17 et autres, § 157) ;
- Les requérants ne peuvent être regardés comme ayant effectivement, dans les circonstances des espèces, eu la possibilité de remédier à la cause d’irrecevabilité issue de la jurisprudence nouvelle qui leur fut appliquée rétroactivement (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France n°72173/17 et autres, § 159) ;
- Le Gouvernement n’apporte pas d’autre explication concernant l’absence de report dans le temps de l’application du délai raisonnable de recours contentieux que celle ressortant des motifs mêmes de la décision Czabaj, alors que le Conseil d’État a notamment, postérieurement à celle-ci, procédé à un tel report pour une règle de forclusion (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France n°72173/17 et autres, § 160).
Par conséquent, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la CESDH, en ce que :
- Le rejet pour tardiveté, par application rétroactive du nouveau délai issu de la décision Czabaj, des recours des requérants, introduits antérieurement à ce revirement jurisprudentiel, était imprévisible (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France n°72173/17 et autres, § 161) ;
- Les observations qu’ils ont, le cas échéant, pu présenter, n’ont pas été susceptibles in concreto d’allonger la durée du délai raisonnable fixé en règle générale à une année par cette nouvelle décision (CEDH, 9 novembre 2023, Legros et autres contre France n°72173/17 et autres, § 161).