Chlordécone : mise en perspective des fautes de l’État et du préjudice moral d’anxiété

Par Frank ZERDOUMI et Mathieu DEHARBE, juristes (Green Law Avocats)
Qu’il s’agisse du droit administratif ou du droit de l’environnement, l’engagement de la responsabilité de l’Administration nécessite d’abord l’existence d’un préjudice.
Le principe est ici le suivant : la charge de la preuve de cette existence pèse sur la victime.
Cela étant, comme en matière de faute, il arrive – assez rarement – qu’une présomption puisse jouer. Par exemple, la durée excessive d’un procès administratif qui dépasse le délai raisonnable pour juger l’affaire est présumée entraîner un préjudice moral excédant les préoccupations habituellement causées par un procès, sauf circonstances particulières en démontrant l’absence (Conseil d’État 19 octobre 2007, M. Blin, n° 296529 ).
Quant au préjudice moral d’anxiété, il doit être démontré par les victimes comme l’a souligné la Cour administrative d’appel de Paris l’affaire du chlordécone (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906).
En l’espèce, les victimes étaient ici des personnes ayant vécu au moins 12 mois consécutifs en Martinique ou en Guadeloupe depuis 1973. Or, entre 1972 et 1993, l’utilisation du chlordécone, substance active de synthèse qui entre dans la composition de produits insecticides, a été autorisée dans les bananeraies.
Devant le juge administratif, les victimes étaient accompagnées par l’Association Vivre Guadeloupe, l’Association Conseil représentatif des associations noires et le collectif Lyannaj pou Depolye Matinik.
À partir de 1974, l’État a renouvelé l’autorisation provisoire de vente accordée à ces insecticides, et ce alors qu’il ne disposait pas des études précédemment demandées portant sur la toxicité du produit. Il ne s’est pas non plus assuré de son innocuité.
Cette autorisation a été accordée à plusieurs reprises, et malgré l’évolution des connaissances sur la toxicité de ces pesticides, l’État a homologué et a autorisé leur usage à titre dérogatoire, entre 1990 et 1993.
Au cours de leur présence sur ce territoire, les requérants ont donc été exposés au chlordécone, suite à une pollution rémanente des sols, de l’eau et de la contamination de la chaîne alimentaire.
Le 4 décembre 2019, le 8 décembre 2020 et le 16 août 2021, ils ont sollicité le Premier ministre afin d’obtenir réparation de leur préjudice moral d’anxiété.
Leurs demandes ont été transmises au ministre de l’Agriculture.
Ce dernier a implicitement rejeté les demandes.
Ils ont donc demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner l’État à leur verser 15 000 euros chacun, au titre de ce même préjudice.
Le 24 juin 2022, le Tribunal administratif de Paris a rejeté leurs demandes, mais il convient de préciser que, devant le Tribunal, les requérants n’ont fait état d’aucun élément personnel et circonstancié.
Le 22 août 2022, ils ont interjeté appel de ce jugement et ont produit de nouveaux éléments : dosages sanguins, analyses de sols, etc.
En accordant des autorisations de vente d’insecticides à base de chlordécone, l’État a-t-il commis des fautes ayant causé un préjudice d’anxiété aux requérants ?
La Cour administrative d’appel de Paris a répondu à cette question par l’affirmative, condamnant ainsi l’État à indemniser les victimes ayant démontré un préjudice moral d’anxiété, ces dernières ayant été durablement exposées à cette pollution (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906).
I/ La responsabilité de l'Etat pour carence fautive dans l'affaire du chlordécone
Pour établir la responsabilité de l’Etat, la Cour se fonde sur le onzième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 :
« la Nation ” garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé (…) ” » (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906,point 3 ).
En somme, la Cour s’appuie sur l’objectif à valeur constitutionnel de protection de la santé reconnu récemment par le Conseil Constitutionnel (Conseil constitutionnel, décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, points 5 ).
En l’espèce, la juridiction d’appel estime que l’Etat a commis une carence fautive de nature à engager sa responsabilité au vu des circonstances suivantes :
- Des illégalités lors de la délivrance et du renouvellement de l'autorisation provisoire de vente du W... 5 % SEPPIC (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906, points 6 et 11 ) ;
- Des vices dans l'octroi et le renouvellement des autorisations de vente et d'homologation du Musalone et du Curlone (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906, point 17 ) ;
- La non-collecte du reliquat des stocks de Curlone avant 2002 malgré l'absence de centre de stockage des déchets industriels spéciaux (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906, point 24 ) ;
- Un manque de réactivité dans la mise en œuvre de mesures d’information et de protection de la population exposée à une contamination au chlordécone (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906, points 26 et 27 ) ;
- Un retard dans la mise en place des contrôles tendant à la recherche, de manière globale, de traces de chlordécone dans l'environnement et dans la chaîne alimentaire (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906, points 26 et 27 ) ;
- Un dysfonctionnement dans la conservation et la gestion des archives du ministère de l'agriculture ayant conduit à la perte d'avis et de rapports d'intérêt administratif et scientifique (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906, point 32 ).
Pour mémoire, l’Etat n’a pu opposer la prescription quadriennale pour échapper à sa responsabilité sachant que les requérants ont formé leurs réclamations préalables reçues les 4 décembres 2019, 8 décembre 2020 et 16 août 2021 (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906, point 36 ).
II/ L'établissement du lien de causalité entre préjudice d'anxiété et carence fautive
Si la Cour reconnaît la responsabilité de l’Etat, encore-faut-il caractériser le lien de causalité avec le préjudice moral d’anxiété des requérants :
« (…) Il résulte des points 14 à 32 que l’Etat a commis des fautes de nature à engager sa responsabilité à l’égard des requérants qui invoquent leur exposition à la pollution rémanente par le chlordécone en Martinique et en Guadeloupe, pour autant qu’il en soit résulté pour eux un préjudice direct et certain. » (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906, point 33 ).
En l’occurrence, la Cour reconnaît que ce préjudice trouve sa cause dans la carence de l’Etat lors de la collecte du reliquat des stocks de Curlone :
« Le retard de l’Etat dans la prise en charge du reliquat des stocks de Curlone en l’absence de centre de stockage des déchets industriels spéciaux en Guadeloupe ou en Martinique a nécessairement conduit, ainsi qu’il a déjà été dit au point 24, à ce que les distributeurs et les propriétaires de bananeraies détenteurs d’un reliquat de stocks de Curlone conservent ce pesticide dans des conditions inadaptées au regard de sa dangerosité pour l’homme et l’environnement ou à son utilisation illégale, ce qui a participé à la pollution rémanente, par des résidus de chlordécone, de l’environnement et de la chaîne alimentaire. Dans ces conditions, le ministre chargé de l’agriculture n’est pas fondé à soutenir que la carence fautive de l’Etat, qui n’a pas organisé de collecte du reliquat des stocks de Curlone avant 2002, ne saurait être à l’origine du préjudice moral d’anxiété dont la réparation est demandée. » (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906, point 38).
En revanche ce lien de causalité n’est pas établi avec le dysfonctionnement dans la conservation et la gestion des archives du ministère de l’agriculture :
« Le préjudice d’anxiété dont se prévalent les requérants du fait d’une exposition à la pollution rémanente par le chlordécone de l’environnement et de la chaîne alimentaire ne résulte pas de manière directe et certaine du dysfonctionnement dans la conservation et la gestion des archives du ministère de l’agriculture. Par suite, le lien de causalité entre la faute commise par l’Etat et le préjudice moral d’anxiété des requérants n’est pas établi. » (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906, point 37 ).
III/ La définition de l'étendu du préjudice d'anxiété des victimes du chlordécone
Reprenant la jurisprudence administrative en matière d’indemnisation du préjudice d’anxiété des victimes de l’amiante (CE, 28 mars 2022, n° 453378, point 2 ), la Cour rappelle que ce préjudice s’établit seulement si l’éventualité de la réalisation du risque est suffisamment élevée et que ses effets sont suffisamment graves :
« Dès lors qu’elle établit que l’éventualité de la réalisation de ce risque est suffisamment élevée et que ses effets sont suffisamment graves, la personne a droit à l’indemnisation de ce préjudice, sans avoir à apporter la preuve de manifestations de troubles psychologiques engendrés par la conscience de ce risque élevé de développer une pathologie grave » (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906,point 39 ).
En se fondant sur ce principe, les juges du second degrés ont écarté les demandes d’indemnisation pour les pathologies autres que celles qui en l’état actuel des recherches médicales et des connaissances scientifiques, sont reconnues comme pouvant résulter de la contamination par le chlordécone:
« Il résulte de ce qu’il vient d’être dit que les requérants ne sont pas fondés à demander l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété résultant de leur seule inquiétude liée à leur résidence en Guadeloupe ou en Martinique, leur consommation des produits cultivés, élevés ou pêchés localement ou encore de l’eau du robinet. Ils ne sont pas davantage fondés à obtenir la réparation d’un préjudice d’anxiété en invoquant la crainte de développer, du fait de leur exposition chronique au chlordécone, des pathologies autres que celles qui, en l’état actuel des recherches médicales et des connaissances scientifiques, sont reconnues comme pouvant résulter de la contamination par le chlordécone, c’est-à-dire, comme il a été dit au point précédent, le cancer de la prostate pour les hommes, et la réduction de la durée de la grossesse, pour les femmes, associée pour l’enfant à des troubles neurodéveloppementaux, une leucémie, une tumeur cérébrale, une fente labio-palatine et un hypospadias. » (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906, point 42 ).
De plus, ils ont refusé d’indemniser les requérants ayant déjà contracté les pathologies sachant que le préjudice d’anxiété a seulement vocation à réparer la crainte de développer, à l’avenir, des pathologies :
« Il résulte de ce qui a été dit précédemment que l’indemnité sollicitée au titre du préjudice d’anxiété tend à réparer l’angoisse de voir se réaliser le risque de développer une maladie grave auquel est exposée la victime du fait, en l’espèce, de la pollution rémanente de son environnement par le chlordécone. Par suite, lorsque des pathologies sont déjà apparues, les requérants ne sont pas fondés à demander réparation d’un préjudice d’anxiété, lequel a seulement vocation à réparer la crainte de développer, à l’avenir, des pathologies. » (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906,point 43 ).
Au surplus, la Cour précise que les requérants doivent produit des éléments personnels et circonstanciés pour établir une contamination au chlordécone susceptible d’être à l’origine d’un préjudice d’anxiété :
« Les requérants doivent produire des éléments personnels et circonstanciés permettant d’établir à la fois une exposition forte au chlordécone, notamment par la production de résultats d’analyses de sang ou d’analyses des sols de leur propriété, et pour les hommes, un risque élevé de développer un cancer de la prostate ou de présenter une récidive de ce cancer, ou, pour les femmes, un projet ou un état de grossesse. » (décision commentée : CAA Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906, point 42).
Pour autant, plusieurs requérants ont pu établir l’existence de leur préjudice d’anxiété et obtenir une indemnisation en produisant tant des analyses de sang que des analyses de sol.
S’agissant de santé publique et de protection de l’environnement, l’Administration s’honorerait en faisant preuve de vigilance car, au-delà du préjudice moral d’anxiété, existent des préjudices beaucoup plus graves tels que ceux rencontrés dans le cadre de l’affaire Métaleurop (voir notre commentaire sur le blog ).
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