Par Me Fanny Angevin- Green Law Avocats
Par une décision en date du 15 novembre 2017 n°403367, le Conseil d’Etat a adopté une interprétation extensive du cas de la force majeure. Cette décision revient sur les fortes pluies ayant eu lieu du 30 novembre au 3 décembre 2003 dans la vallée du Rhône et qui ont entraîné des crues du Rhône de grande ampleur, tout particulièrement dans le secteur de la Commune d’Arles.
La théorie de la force majeure découle du code civil et notamment des articles 1231-1 et 1351 du code civil (anciens articles 1147 et 1148 du code civil). Cette théorie est exonératoire de responsabilité, tant dans le système de responsabilité civile qu’administrative. Elle a pour effet de rompre le lien de causalité entre une faute commise et un préjudice subi. Trois éléments doivent être réunis afin qu’un cas de force majeure soit retenu : l’extériorité, l’irrésistibilité et l’imprévisibilité du ou des évènements.
Dans l’affaire présentée devant le Conseil d’Etat, le remblai de la voie ferrée historique Paris-Lyon-Marseille avait un rôle de protection contre les inondations. En 1980, la SNCF a modifié l’ouvrage en y creusant trois trémies afin de permettre le passage de la circulation automobile sous des ponts-rails. Les trois trémies percées par la SNCF ont cédé le 3 décembre 2003 à la suite des fortes précipitations ayant affecté les eaux du Rhône. La crue a ainsi inondé des quartiers des communes de Tarascon et d’Arles pendant plusieurs semaines.
A la suite de ces inondations, des requérants ont souhaité engager la responsabilité de l’Etat, de la SNCF Réseau et SNCF Mobilités au titre de vices de conception et du défaut d’entretien des ouvrages ferroviaires. Ces demandes avaient été rejetées par le Tribunal administratif de Marseille par un jugement du 23 juin 2014, puis par la Cour administrative d’appel de Marseille dans une décision en date du 7 juillet 2016 (n°14MA03622). Les requérants se sont ensuite pourvus en cassation et demandaient au Conseil d’Etat d’effectuer un contrôle de la qualification juridique retenue, à savoir si les faits de l’espèce présentaient bien un cas de force majeure, exonérant les défendeurs de responsabilité.
Le Conseil d’Etat répond par l’affirmative et rejette par conséquent le pourvoi des requérants : « […] eu égard à l’ensemble des éléments qu’elle a ainsi relevés, la cour, dont l’arrêt est suffisamment motivé, n’a commis ni erreur de droit ni erreur de qualification juridique en jugeant qu’une conjonction exceptionnelle de phénomènes de grande intensité s’était produite qui présentait un caractère imprévisible et irrésistible et qui caractérisait un cas de force majeure ; » (CE, 15 novembre 2017, n°403367).
Néanmoins, à l’analyse, la qualification d’un cas de force majeure ne paraît pas si évidente, comme l’avait pertinemment souligné le Rapporteur public dans cette affaire (Conclusions de Monsieur le Rapporteur Public Olivier Henrard, CE, 15 novembre 2017, n°403367).
Il convient, tout d’abord, de revenir sur la condition d’imprévisibilité de l’évènement. Ce critère du cas de force majeure en matière d’inondations n’est retenu que lorsqu’un retour de l’évènement ou son occurrence première n’est pas prévisible. Ainsi, une crue sur un cours d’eau atteignant un niveau déjà connu n’est pas imprévisible (CE, 4 avril 1962, Min. des Travaux publics c/ Sté des d’Armagnac, n°49258). Il en est de même pour une inondation, quelle qu’ait été la violence de la crue qui l’a provoquée, dès lors que plusieurs crues avaient entrainé l’inondation de terrains dans un même secteur (CAA Lyon, 13 mai 1997, n°94LY00923, 94LY01204, voir également en ce sens CE, 12 mars 2014, n°350065 et CE, 13 novembre 2009, n°306992).
Cependant, la survenance de plusieurs facteurs qui n’étaient pas imprévisibles isolément, mais dont la conjonction a provoqué le dommage, peut être assimilée à un cas de force majeure (CE, 27 mars 1987, n°590939). Ainsi, ont pu être considérés comme constituant un cas de force majeure, des pluies diluviennes et d’une crue de deux torrents, évènements isolements non imprévisibles, mais dont la conjonction, en raison de l’intensité, peut être assimilée à un cas de force majeure (CE, 6 juillet 2015, n°373267).
Dans le cas présent, en l’espace d’un siècle et demi, trois crues comparables avaient eu lieu sur la même zone et durant la décennie précédant la crue de 2003, six crues avaient dépassé le niveau de la crue décennale théorique. La SNCF ne contestait d’ailleurs pas avoir pour projet de conforter ses merlons afin de les rendre plus résistants aux crues. Par conséquent, le caractère imprévisible de la crue était très discutable.
Mais c’est en réalité sur le caractère exceptionnel de la conjonction de plusieurs évènements que le Conseil d’Etat a fondé sa décision. En effet, la Haute juridiction relève qu’il convient de caractériser la réunion d’évènements de cas de force majeure en raison de la conjonction de précipitations d’une ampleur exceptionnelle, d’une tempête marine qui a freiné le déversement des eaux du Rhône et enfin d’un débit (bien qu’il soit inférieur à une crue de 1840) ainsi que d’un niveau d’eau provoqués par la crue particulièrement importants.
Le Rapporteur public dans ses conclusions sur cette affaire, différait quant à cette interprétation de la Cour administrative d’appel que le Conseil d’Etat a confirmé. En effet, le Rapporteur public soulignait qu’ « il n’est pas contesté que les merlons ont cédé dès le début de la soirée du 3 décembre et que les eaux du Rhône se sont engouffrées dans les brèches du remblai ferroviaire à l’aube du 4 décembre » (Conclusions de Monsieur le Rapporteur public Olivier Henrard, CE, 15 novembre 2017, n°403367).
Le Rapporteur public indiquait tout particulièrement que « La tempête, en revanche, ne s’est levée qu’au cours de la nuit pour atteindre son paroxysme à 7 heures du matin, alors que les quartiers Nord de la ville d’Arles étaient déjà inondés. Le rapport rendu par le collège d’experts ne retenait aucune contribution du phénomène marin à l’ampleur des inondations. » (Conclusions de Monsieur le Rapporteur public Olivier Henrard, CE, 15 novembre 2017, n°403367).
Ainsi, le Rapporteur public rappelait que la qualification de force majeure est en principe d’interprétation restrictive et que dès lors qu’il existait des doutes à son sens sur les effets de la tempête marine, l’existence d’une conjonction exceptionnelle de phénomènes climatiques n’était pas démontrée et n’était donc pas constitutive d’un cas de force majeure.
Comme cela a pu être rappelé, le Conseil d’Etat n’a pas suivi son Rapporteur public et a confirmé l’analyse de la Cour administrative d’appel de Marseille, exonérant de responsabilité les défendeurs.
A notre sens, le choix du Conseil d’Etat sur ce point aurait mérité d’être plus développé afin d’expliquer pour quelles raisons ce dernier a considéré que la tempête marine avait contribué à l’ampleur des inondations.
S’agissant du critère de l’irrésistibilité de l’évènement, ce dernier doit relever en principe d’une véritable impossibilité matérielle de faire face à l’évènement climatique. En l’espèce, il était soulevé par les requérants que la crue était « résistible » en ce que les merlons n’avaient pas joué le rôle de protection contre les inondations avec la même efficacité que le remblai avant qu’il soit modifié par la SNCF.
La question se posait donc de savoir à quel moment doit être apprécié la capacité du défendeur à surmonter le phénomène. Il a été suggéré par le Rapporteur public dans cette affaire, que ce critère soit apprécié, si l’évènement était prévisible à terme, en considération des différentes mesures de préventions ayant été auparavant déployées.
Par conséquent, dans ses conclusions, le Rapporteur public suggérait qu’il existait un doute quant au caractère irrésistible de l’évènement, étant donné qu’il n’était pas contesté que la SNCF avait un projet de confortement de son ouvrage. Cependant, le Conseil d’Etat, sur ce point également, n’a pas suivi son Rapporteur et a considéré que la Cour administrative d’appel n’avait commis aucune erreur de qualification juridique en jugeant que la conjonction exceptionnelle de phénomènes présentait un caractère irrésistible. A nouveau, sans expliquer réellement le sens de sa décision sur ce point, la décision de la Haute Juridiction nous paraît critiquable.
Enfin, il était également soulevé devant le Conseil d’Etat que des défauts de conception et d’entretien des merlons latéraux de protection des trémies avaient aggravé les conséquences dommageables de l’évènement.
En effet, pour rappel, la théorie de la force majeure n’est que partiellement exonératoire de responsabilité dès lors que les conséquences dommageables de l’évènement ont été aggravées par un ouvrage public par rapport à ce qu’elles auraient été en son absence (CE, 25 mai 1990, n°39460, 39497 ; voir également CE, 13 mai 1970, n°77122 et CAA Nantes, 27 janvier 2017, n°15NT01092).
Le Conseil d’Etat rejette cependant ces moyens, en indiquant qu’aucun défaut de conception ni d’entretien des merlons latéraux des trémies n’avait été établi par les requérants.
Cet arrêt, à mettre en perspective avec la récente décision de la Cour administrative d’appel de Marseille en date du 24 avril 2017 (n°15MA02331), qui a également retenu la qualification du cas de force majeure, donne donc une définition extensive d’une conjonction exceptionnelle de phénomènes de grande intensité caractérisant un cas de force majeure dans le domaine de la responsabilité du fait de dommages de travaux public.
En l’absence de plus amples indications sur les raisons pour lesquelles le Conseil d’Etat n’a pas suivi Rapporteur public, la décision nous paraît sévère à l’égard des requérants ayant subi un dommage en raison des inondations mais elle aura certainement pour effet de rassurer certains maîtres d’ouvrage.