Par Maître Jérémy TAUPIN (Green Law Avocats)
Souvent les riverains se sentent démunis face aux troubles de voisinages dont ils sont victimes en milieux urbains et dans des zones où le vouloir vivre ensemble semble très difficile au quotidien.
Pour y remédier certains élus locaux ont décidé de mobiliser leur pouvoir de police administrative en prenant des arrêtés « couvre-feu ». Ils ne sont pas forcément illégaux mais comme l’appelé le juge des référés du Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, ils font l’objet d’un contrôle juridictionnel étendu.
Ainsi, le jour du 230e anniversaire de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen a d’abord été l’occasion pour le juge des référés du Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, saisi par la Ligue des droits de l’homme sur le fondement des dispositions de l’article L.521-1 CJA, de préciser les règles applicables en matière de concours entre polices administratives générales au sein de communes où la police est étatisée (TA Cergy-Pontoise ord. 26 août 2019, Ligue des droits de l’homme, n° 1910034 et n° 1910057).
Des arrêtés « couvre-feu » pris par les maires de Meudon et Sèvres
Au début de l’été 2019, les maires de deux communes de la banlieue ouest de Paris avaient proscrit par arrêté les rassemblements « non liés à des manifestations ou fêtes publiques » à certaines heures de la soirée ou de la nuit, et sur des secteurs délimités de leurs communes respectives :
- le maire de Meudon avait interdit, sur un périmètre restreint de sa commune et pour une période d’un an courant à compter du 10 juin 2019, les regroupements de personne non liés à des rassemblements autorisés ;
- à Sèvres, le maire n’avait empêché ce type de réunion que jusqu’au 30 septembre 2019, sur une petite portion de son territoire communal, mais sur une plage horaire plus importante.
La Ligue des droits de l’homme a alors intenté une action en référé-suspension devant le juge administratif. La requérante estimait que les actes administratifs édictés par les deux édiles, à défaut d’être « nécessaires et adaptés », portaient en tout état de cause une atteinte « disproportionnée » à deux grandes libertés publiques : la liberté d’aller et venir et la liberté de réunion des personnes susceptibles de circuler sur le territoire concerné. Outre le vice d’incompétence du maire pour édicter de telles dispositions – nous y reviendrons – le périmètre géographique et l’amplitude horaire présents dans les deux arrêtés étaient contestés.
La reconnaissance de la compétence du maire pour réprimer les troubles du voisinage dans les communes où la police est étatisée
Dans les deux espèces, le juge des référés a, prima facie, reconnu l’existence d’une situation d’urgence, nécessaire au vu des dispositions de l’article L.521-1 CJA pour qu’il fasse usage de ses pouvoirs.
Les deux ordonnances du 26 août 2019 ont ensuite permis au juge administratif de préciser l’étendue des compétences du maire en matière de police administrative générale dans des communes où la police est étatisée. Le magistrat statuant en référé a opéré une combinaison entre l’article L.2212-2 et l’article L.2214-4, deux textes de la partie législative du Code général des collectivités territoriales relatifs aux pouvoirs de police du maire (L.2212-2) et du Préfet (L.2214-4) en matière de répression des troubles à l’ordre public. « Dans les communes où la police est étatisée, le maire est compétent pour réprimer les atteintes à la tranquillité publique en ce qui concerne les troubles du voisinage, le représentant de l’Etat étant pour sa part compétent pour réprimer les autres atteintes à la tranquillité publique au sens des dispositions du 2° de l’article L.2212-2 CGCT ».
La reconnaissance de la compétence du maire reposait donc sur la qualification par le juge des actes proscrits au sein des arrêtés : seule la qualification de troubles de voisinage portant atteinte à la tranquillité publique pouvait emporter compétence municipale, écartant au passage la compétence légale du Préfet par le jeu de la combinaison des deux dispositions précitées. C’est chose faite dans les deux espèces « eu égard aux atteintes à la tranquillité publique que vise à prévenir l’arrêté attaqué, qui doivent être regardées comme consistant en des troubles du voisinage, le moyen tiré de l’incompétence du maire de Sèvres (Meudon) ne peut être regardé comme étant de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée ».
On remarquera que la qualification de trouble de voisinage est particulièrement motivé dans les deux ordonnances.
S’agissant de la commune de Sèvres, l’Ordonnance relève que « à Sèvres, le tribunal constate « ces troubles ont donné lieu à des plaintes de riverains faisant état de rassemblements de plusieurs personnes en soirée et jusque dans la nuit, caractérisés notamment par du tapage nocturne, des mouvements de scooter, de la consommation de substance illicites, des stationnements illégaux, des déjections et des dégradations de véhicules particuliers, et, le cas échéant, des repas sauvages. S’agissant du centre d’art et de culture, situé aux abords d’un secteur résidentiel, ces troubles se manifestent notamment de nuit et en dehors même de toute activité du centre. Ces plaintes sont matérialisées, sur une période incluant la fin de l’hiver et le printemps 2019, par des interventions auprès du maire de particuliers, deux mains courantes de riverains (rue du Val et rue Hélène Loiret), par quatre mains courantes des services de la police municipale (rue du Val, place Jules Janssen et rue Basse de la Terrasse), et par une restitution d’une réunion d’un comité de quartier. A cet égard, il ressort de ces pièces que la police municipale de Meudon est intervenue, sur signalement de particuliers, avec des résultats inégaux et sans pouvoir verbaliser les intéressés, en l’absence de prérogative en ce sens, les services de la police d’Etat ne pouvant donner suite dans tous les cas à ces interventions, ou intervenant avec retard par rapport au signalement des faits, en raison notamment de la diminution de leurs effectifs dans les Hauts-de-Seine. S’agissant de la rue du Cerf, une tentative de médiation avec les personnes intéressées, organisée en avril 2019, n’a pas abouti. Aucun équipement en caméras de vidéo-surveillance n’existe dans les secteurs concernés eu égard à leur caractère résidentiel. Par ailleurs, le fonctionnement d’un café situé rue du Val, et aucune occupation durable du domaine public, ne sont en cause ».
De la même façon, pour Meudon, étaye en fait la motivation de qualification de trouble de voisinage : « cet arrêté a été pris en vue de prévenir divers troubles de voisinage portant sur un ensemble de voies publiques caractérisé par la présence d’immeubles résidentiels et de commerces. Ces troubles ont donné lieu à des plaintes de riverains faisant état de rassemblements réguliers de plusieurs personnes en soirée et jusque dans la nuit, caractérisés notamment par du tapage nocturne, l’emprise d’alcool ou de stupéfiants, ou des mouvements de scooter, aux abords immédiats d’immeubles résidentiels, pouvant inclure l’occupation d’emplacements de stationnement privés ou l’organisation de barbecues, et le cas échéant des actes de menaces auprès des riverains demandant le retour au calme. Ces rassemblements sont notamment concentrés sur une portion de la Grande Rue (entre les numéros 122 et 155) et autour de la place Gabriel Péri, incluant un squat (123 Grande Rue), un terrain de jeu municipal (145 Grande Rue) et un établissement de restauration rapide (122 Grande Rue) dont une partie des livreurs ou de la clientèle prend part aux rassemblements mentionnés ».
L’annulation partielle des arrêtés par le juge des référés : la prise en compte des circonstances locales
« La liberté est la règle et les restrictions de police, l’exception » (conclusions du commissaire du gouvernement Corneille, sous l’arrêt BALDY, 1917). Précisément, la prise en compte de circonstances locales couplée à la restriction à la liberté d’aller et venir occasionnée par l’édiction des mesures de police a conduit le juge à annuler partiellement l’arrêté pris par le maire de Meudon pour l’une des rues visées par la mesure. L’arrêté édicté par le maire de Sèvres a connu un sort plus radical, puisque le magistrat l’a annulé sur tout le secteur concerné, mais uniquement entre 20h et 22h. La règle primera partiellement l’exception.
Les arrêtés « couvre-feu », qui restreignent la liberté d’aller de venir, ont régulièrement fait la une de l’actualité juridique ces dernières années : Béziers, Mazingarbe ou encore Joué-les-Tours sont autant de communes ayant instauré par arrêté un couvre-feu pour les mineurs. Le Conseil d’Etat, saisi de la question de la légalité de ce type de mesure, subordonne leur légalité à la condition que ces mesures de prévention soient nécessaires du fait de l’existence de risques particuliers de troubles à l’ordre public auxquels ces mineurs seraient exposés ou dont ils seraient les auteurs dans les secteurs pour lesquels elles sont édictées, adaptées à l’objectif pris en compte et proportionnées. (CE, 6 juin 2018, Ligue des droits de l’homme c/ Commune de Béziers, n°410774).
Même si le couvre-feu dans le cas de Meudon et de Sèvres concernait non les mineurs mais bien tout contrevenant à la tranquillité publique, quel que soit son âge, le raisonnement du juge des référés du Tribunal de Cergy-Pontoise reprend en substance le raisonnement du Conseil d’Etat dans l’arrêt précité : opérant une conciliation entre les objectifs divergents de protection de l’ordre public d’un côté et de sauvegarde des libertés fondamentales de l’autre, il a ainsi partiellement fait droit aux requêtes. Concernant la première espèce (req. n°1910034), le juge des référés a partiellement suspendu l’exécution de l’arrêté « couvre-feu » du maire de Meudon, en tant qu’il interdisait tout rassemblement rue Michel Vignaud. En effet, il a considéré qu’aucun trouble de voisinage n’avait été rapporté depuis plus d’un an à propos de cette rue de la ville. Dans la seconde espèce (req. n°1910057), le tribunal a partiellement suspendu l’exécution de l’arrêté du maire de Sèvres, en tant qu’il interdisait tout rassemblement de 20h à 22h. Cette interdiction porte une atteinte disproportionnée à la liberté de circulation : « eu égard à la présence dans le secteur concerné d’un supermarché de grande affluence ouvert jusqu’à 22 h 00, l’arrêté attaqué, en tant qu’il a prévu l’interdiction de tout rassemblement dans le secteur en cause à partir de 20 h 00, est susceptible d’apporter à la liberté de circulation aux abords de ce supermarché une restriction disproportionnée aux troubles à l’ordre public que font courir les rassemblements dans le secteur concerné ».