Par Thomas Richet (élève avocat chez Green Law)
Quelques mois à peine après la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété « autonome » dans le cadre de l’affaire du « Mediator », le Conseil d’Etat, par un arrêt du 3 mars 2017, apporte d’utiles précisions quant à la preuve d’un tel préjudice (CE 1ère et 6ème chambres réunies, 3 mars 2017, M.A., req. n° 401395).
Rappelons les faits de l’espèce.
- A. a été ouvrier d’Etat de la direction des constructions navales (DCN) de Toulon entre 1979 et 2011. A ce titre, il a été admis au bénéfice de l’allocation spécifique de cessation anticipée d’activité à compter du 1er janvier 2012 par une décision du 21 novembre 2011.
- A. ayant été en contact avec l’amiante lors sa carrière, mais n’ayant pas développé de pathologie en rapport avec cette substance dangereuse, a décidé de saisir la juridiction administrative en réparation de l’inquiétude permanente de développer une telle pathologie et des troubles dans ses conditions d’existence.
Au-delà de la réparation du préjudice lié à ses conditions d’existence, M. A. demandait donc également la reconnaissance et l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété.
La requête de M.A. a d’abord été rejetée par ordonnance du président du Tribunal administratif de Toulon (TA Toulon, 10 juillet 2015, ord. n°1303261). En appel, M.A. obtient gain de cause et la Cour administrative d’appel de Marseille condamne l’Etat à lui verser la somme de 14 000 euros au titre du préjudice subi (CAA Marseille 31 mai 2016, req. n° 15MA03706).
La Cour administrative d’appel relève à cette occasion que la reconnaissance de l’intégration de M. A. à un dispositif d’allocation de cessation d’activité anticipée « vaut reconnaissance pour l’intéressé de l’existence d’un lien établi de façon statistiquement significative entre son exposition aux poussières d’amiante et la baisse de son espérance de vie ; que cette circonstance suffit ainsi, par elle-même, à faire naître chez son bénéficiaire la conscience du risque de tomber malade et par là-même d’une espérance de vie diminuée, et à être ainsi la source d’un préjudice indemnisable en tant que tel au titre du préjudice moral, en relation directe avec la carence fautive de l’Etat ».
Par un pourvoi enregistré le 11 juillet 2016 au greffe du Conseil d’Etat, le ministre de la défense demande l’annulation de cet arrêt.
Le problème de droit auquel était confronté le Conseil d’Etat était donc double : était-il possible de reconnaître un préjudice d’anxiété « autonome » en dehors de toute atteinte à l’intégrité physique du requérant ? Fallait-il de reconnaître un tel préjudice sur la base de l’application d’un dispositif d’allocation de cessation d’activité anticipée ?
Faisant application de sa récente jurisprudence Mediator, la haute juridiction administrative va reconnaître, en l’espèce, un préjudice d’anxiété « autonome » (1), tout en apportant d’utiles précisions quant au système de preuve d’un tel préjudice (2).
2. L’application de la jurisprudence Mediator aux ouvriers d’Etat de la DCN : la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété « autonome »
Le juge administratif a déjà pu reconnaître l’existence d’un préjudice d’anxiété lié à « la crainte d’une évolution subite et grave » de l’état de santé d’un requérant (CE, 19 décembre 2007, req. n° 289922, MM. Nicolas et Gabriel A contre Etablissement Français du Sang). Cependant, la reconnaissance d’un tel préjudice était liée à une atteinte à l’intégrité physique du requérant. En effet, le préjudice d’anxiété n’était reconnu que parce qu’il était la conséquence directe d’une atteinte à l’intégrité physique de la personne.
Dans le cadre de la récente affaire du « Médiator », le Conseil d’Etat a consacré l’autonomie du préjudice d’anxiété par rapport à l’atteinte à l’intégrité physique du requérant (Conseil d’Etat, 9 novembre 2016, req. n° 393108, Mme E). Le préjudice d’anxiété pouvant ainsi être reconnu indépendamment du fait que la personne ait subi une atteinte à son intégrité physique. Comme le relève le rapporteur public dans cette affaire, « l’anxiété face à la fatalité » étant d’ores et déjà admise par le juge administratif, aucune raison ne s’opposait à la reconnaissance de « l’anxiété face au risque » (conclusions de M. Jean LESSI, audience du 17 octobre 2016, req. n°393108). Cependant, faute de démonstration du caractère personnel, certain et direct du préjudice, le Conseil d’Etat ne va pas le reconnaitre en l’espèce.
Notons que cette reconnaissance était déjà acquise par le juge judiciaire qui avait reconnu « l’existence d’un préjudice spécifique d’anxiété » du fait que les requérants « se trouvaient par le fait de l’employeur dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante et étaient amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse » (Cour de cassation, 11 mai 2010, n° 09-42241).
Le Conseil d’Etat, par l’arrêt commenté, confirme cette possibilité de reconnaissance d’un préjudice d’anxiété alors même qu’aucune atteinte à l’intégrité physique du requérant n’existe.
Alors que le requérant n’avait développé aucune pathologie liée à l’amiante, le juge administratif considère que ce dernier « peut être regardé comme justifiant l’existence de préjudices tenant à l’anxiété due au risque élevé de développer une pathologie grave, et là même d’une espérance de vie diminuée, à la suite de son exposition aux poussières d’amiante ».
Ainsi, au-delà de la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété autonome, c’est la première fois, à notre connaissance, qu’une personne bénéficie de ce préjudice alors même qu’elle n’a développé aucune pathologie.
L’arrêt commenté est également intéressant quant à la preuve de ce poste de préjudice.
2. La preuve d’un préjudice d’anxiété par l’intégration à un dispositif d’allocation « spécifique » de cessation d’activité anticipée
Malgré la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété « déconnecté » de toute atteinte à l’intégrité physique dans l’affaire du Mediator, le Conseil d’Etat avait considéré que la requérante, Mme B, « ne [faisait] état d’aucun élément personnel et circonstancié pertinent pour justifier du préjudice qu’elle [invoquait] », qu’ainsi, elle « ne [pouvait] pas être regardée comme justifiant personnellement de l’existence d’un préjudice direct et certain lié à la crainte de développer une pathologie grave après la prise de Mediator ».
Il ressort de cette décision que tout requérant désireux de se prévaloir d’un préjudice d’anxiété doit faire état d’éléments personnels et circonstanciés pertinents.
La situation de M. A dans l’arrêt commenté n’était pas la même que celle de Mme E (affaire du Mediator). En effet, ce dernier bénéficiait d’une allocation « spécifique » de cessation anticipée d’activité. Cette dernière, instituée par un décret n° 2001-1269 du 21 décembre 2001 relatif à l’attribution d’une allocation spécifique de cessation anticipée d’activité à certains ouvriers de l’Etat relevant du régime des pensions des ouvriers des établissements industriels de l’Etat, permettait au requérant de partir de façon précose à la retraite du fait de son exposition aux poussières d’amiante. Or, cet élément va jouer un rôle fondamental dans le raisonnement du Conseil d’Etat concernant la preuve du préjudice d’anxiété.
Tout d’abord, le juge relève que « le requérant qui recherche la responsabilité de la personne publique doit justifier des préjudices qu’il invoque en faisant état d’éléments personnels et circonstanciés pertinents ; que la circonstance qu’il bénéficie d’un dispositif de cessation anticipée d’activité à raison des conditions de travail dans sa profession ou son métier et des risques susceptibles d’en découler sur la santé, ou de tout autre dispositif fondé sur un même motif, ne dispense pas l’intéressé, qui recherche la responsabilité de la personne publique à raison des fautes commises en sa qualité d’employeur, de justifier de tels éléments personnels et circonstanciés ».
Ainsi, le Conseil d’Etat confirme le principe d’une obligation à la charge des requérants, désireux de voir reconnaître un préjudice d’anxiété, de faire « état d’éléments personnels et circonstanciés », y compris, lorsque ces derniers bénéficient d’une intégration dans un dispositif d’allocation de cessation anticipée d’activité.
Cependant, les juges du Palais royal relèvent que les ouvriers d’Etat de la DCN : « ont bénéficié d’un dispositif spécifique de cessation anticipée d’activité sur la base de la prise en compte de leur situation personnelle pendant leur période d’activité (…) qu’en permettant à ces ouvriers d’Etat de cesser leur activité de manière précoce dès lors qu’ils remplissent à titre individuel des conditions de temps, de lieu et d’activité limitativement définies par voie d’arrêté, le pouvoir réglementaire a entendu tenir compte du risque élevé de baisse d’espérance de vie de ces personnels ayant été effectivement exposés à l’amiante » (mis en gras et souligné par nous).
Or, le Conseil d’Etat considère que « dès lors qu’un ouvrier d’Etat ayant exercé dans la construction navale a été intégré dans ce dispositif d’allocation spécifique de cessation anticipée d’activité, compte tenu d’éléments personnels et circonstanciés tenant à des conditions de temps, de lieu et d’activité, il peut être regardé comme justifiant l’existence de préjudices tenant à l’anxiété due au risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d’une espérance de vie diminuée, à la suite de son exposition aux poussières d’amiante (…) ».
Ainsi, bien que l’intégration à un dispositif d’allocation de cessation d’activité anticipée ne puisse pas, par principe, dispenser un requérant de justifier d’« éléments personnels et circonstanciés », tel ne sera pas le cas des ouvriers d’Etat de la DCN puisque ces derniers ont été intégrés à un dispositif d’allocation spécifique de cessation d’activité anticipée, compte tenu d’éléments personnels et circonstanciés tenant à des conditions de temps, de lieu et d’activité. Dès lors, dès qu’un ouvrier d’Etat est intégré à ce dispositif, il peut être regardé comme justifiant l’existence d’un préjudice l’anxiété.
Gilles Pellisier, rapporteur public dans cette affaire, avait d’ailleurs relevé dans ses conclusions que l’intégration du requérant à ce dispositif d’allocation spécifique permettait « d’établir d’une part l’exposition effective du demandeur au risque, d’autre part la conscience qu’il a des risques qui pèsent sur sa santé ».
Pour autant, il convient d’être particulièrement vigilant puisque le principe reste celui de l’apport d’éléments personnels et circonstanciés permettant d’apporter la preuve d’un préjudice d’anxiété, y compris, lorsque des dispositifs d’allocation de cessation d’activité anticipée sont présents.
Notons enfin que, le 6 mars dernier, un rapport relatif à l’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches rédigé par un groupe de travail, sous la direction du professeur Stéphanie Porshy-Simon, a été rendu au gouvernement. Le rapport conclu à la création de deux nouveaux postes de préjudice : le préjudice situationnel d’angoisse des victimes directes et le préjudice situationnel d’angoisse des proches.