L’intérêt à agir contre un PC éolien : la visibilité ne suffit pas !

Par Maître Sébastien BECUE (Green Law Avocat) Par un arrêt daté du 16 mai 2018 (n°408950) le Conseil d’Etat a envoyé un message fort aux juridictions du fond sur les conditions d’appréciation de l’intérêt à agir à l’encontre d’un projet de parc éolien. En appel, la Cour (CAA Nantes, 1er février 2017, n°15NT00706) avait considéré que des propriétaires d’un château situé à 2,5 kilomètres d’un parc éolien disposaient d’un intérêt à agir à l’encontre du permis de construire en autorisant la construction dès lors qu’il ressortait notamment de l’étude d’impact que le parc « sera visible de la façade ouest du château » et ce « alors même que cette visibilité n’apparaît qu’à partir du deuxième étage de l’édifice » Puis la Cour avait annulé l’arrêté pour insuffisance de l’étude d’impact, en tant que le pétitionnaire avait omis, d’une part de citer un monument historique situé dans le périmètre approché des éoliennes, et d’autre part d’analyser l’impact du parc sur ce monument. Saisi de la question, le Conseil d’Etat considère que la « Cour a donné aux faits ainsi énoncés une qualification juridique erronée » en jugeant que les requérants disposaient d’un intérêt à agir suffisant dans ces conditions. Il décide ensuite de régler l’affaire au fond : à partir des mêmes pièces, il estime que les requérants ne sont pas recevables dès lors qu’ils « ne justifient pas, au regard tant de la distance qui sépare le château du site retenu pour l’implantation du projet éolien que de la configuration des lieux, d’un intérêt leur donnant qualité pour agir ». Ainsi, la seule visibilité du parc ne suffit pas : doivent aussi être pris en compte les critères de la distance et de la configuration des lieux. Il est essentiel de relever que la décision est fichée dans les tables du recueil Lebon comme une décision d’espèce présentant un cas d’absence d’intérêt à agir à l’encontre un permis de construire des éoliennes. Tout aussi cruciale est la précision dans les références selon laquelle cette décision doit être rapprochée d’une précédente, datant de 2005, aux termes de laquelle le Conseil d’Etat, statuant alors en référé, avait là aussi réalisé un contrôle très précis de l’intérêt à agir à l’encontre d’un permis de construire un parc éolien (CE, 15 avril 2005, n° 273398). Le Conseil d’Etat avait alors considéré que le premier juge avait dénaturé les pièces du dossier en écartant la recevabilité de la requête de deux requérants sur trois au motif que « les éoliennes ne seraient pas directement visibles de leurs propriétés », alors même qu’il « résultait pourtant des pièces du dossier qui lui était soumis, notamment des photomontages produits par la société défenderesse, que ces éoliennes seraient, après leur construction, visibles depuis le portail » de leur propriété. S’agissant du troisième requérant en revanche, le Conseil d’Etat avait estimé que le juge des référés ne s’était pas trompé dans l’exercice de son appréciation souveraine en considérant qu’il ne disposait pas d’un intérêt à agir dès lors que les éoliennes n’étaient pas visibles depuis sa propriété, et ce bien qu’elles étaient projetées à une distance de moins d’un kilomètre. Le Conseil d’Etat avait alors apprécié à nouveau le dossier et considéré que les conditions dans lesquelles les deux premiers requérants voyaient les éoliennes depuis leur domicile, dans un « paysage agricole plat offrant une vue dégagée, à une distance d’environ 900 mètres », leur conféraient intérêt à agir. Là encore, les références des Tables sont essentielles : « critère prépondérant : visibilité » et « critères complémentaires : distance – hauteur de la construction – conformation du terrain – nuisances sonores ». Le Conseil d’Etat assume ainsi qu’il existe des critères d’appréciation spécifiques de l’intérêt à agir à l’encontre d’un permis de construire un parc éolien. Le rôle « prépondérant » assigné à la visibilité, parmi les autres atteintes potentielles, est logique : une éolienne est indéniablement plus prégnante dans le paysage que la plupart des constructions. Toutefois, la visibilité ne peut suffire. Encore faut-il que cette visibilité, parce qu’elle va s’exercer dans des conditions particulières dont le juge doit contrôler l’existence, soit susceptible d’affecter le requérant. Même si cette décision est fichée, il semble qu’elle ait été quelque peu oubliée des praticiens et de la majorité des magistrats… Dans beaucoup d’affaires le juge s’épargne en réalité le contrôle tout court, soit parce que le rejet des moyens lui prend moins de temps que l’analyse de la recevabilité d’un nombre élevé de requérants, soit qu’il se limite à la présence d’un seul requérant recevable. Cette décision doit être considérée comme un guide méthodologique : c’est ainsi que le magistrat doit procéder lorsqu’il analyse l’intérêt à agir. Cela signifie également que si le dossier ne comporte pas au terme de l’instruction les documents permettant d’apprécier l’intérêt à agir des requérants au regard de ces critères, alors le magistrat doit rejeter le recours comme irrecevable. C’était l’enseignement de l’arrêt Brodelle : il appartient au requérant de préciser « l’atteinte qu’il invoque pour justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien » (CE, 10 juin 2015, n°386121). A défaut d’une telle démonstration, le recours est irrecevable. Le rejet peut même se faire pour irrecevabilité manifeste, par ordonnance de tri (CE, 10 fév. 2016, n°387507), c’est-à-dire avant l’audience, à condition que le requérant n’ait pas obtempéré à l’invitation de régularisation de sa requête – invitation directe par le greffe, ou indirectement par le mémoire en défense adverse invoquant la fin de non-recevoir (CAA Bordeaux, 7 juil. 2016, n°14BX01560). Les éoliennes sont passées sous le pavillon ICPE mais gageons qu’il en sera de même des recours à l’encontre des autorisations environnementales, dès lors que les critères de détermination de l’intérêt à agir sont semblables dans le contentieux des installations classées : « il appartient au juge administratif d’apprécier si les tiers personnes physiques qui contestent une décision prise au titre de la police des installations classées justifient d’un intérêt suffisamment direct leur donnant qualité pour en demander l’annulation, compte tenu des inconvénients et…

Association « fictive » et intérêt à agir en contentieux de l’urbanisme (TA Bordeaux, 13 février 2018, n°1704571)

Par Maître Sébastien BECUE (Green Law Avocats) Par une « ordonnance de tri » du 13 février 2018 (téléchargeable ici : TA Bordeaux, 13 février 2018, n°1704571), le Tribunal administratif de Bordeaux a rejeté comme manifestement irrecevable pour défaut d’intérêt à agir le recours en annulation d’un permis de construire introduit par une association locale dont l’objet était pourtant la « préservation du patrimoine architectural, paysager et la promotion d’un urbanisme de qualité » sur le territoire de la commune d’implantation du projet. L’association semblait pourtant disposer d’un intérêt à agir suffisant au regard des critères jurisprudentiels dès lors que ses statuts prévoyaient : comme objet statutaire la préservation du patrimoine urbanistique de la commune auquel le projet était susceptible de porter atteinte, et un champ d’action géographique suffisamment limité, le territoire de la commune. L’intérêt à agir de l’association aurait ainsi dû être retenu si le Tribunal s’était cantonné à l’analyse de son seul objet social, superficialité à laquelle les juges sont encouragés (CE, 23 fév. 2004, n°250482). Mais les conseils du porteur du projet furent suffisamment habiles pour proposer aux juges d’aller plus loin en leur proposant de regarder au-delà des documents produits par l’association requérante et de s’interroger sur l’objet réel de l’association, au-delà des déclarations statutaires, pour soutenir qu’elle était pour ainsi dire une coquille vide. Or les pièces produites par le porteur de projet démontrent : que  le président et la secrétaire de l’association sont les gérants d’une société hôtelière située à 800 mètres du projet, que cette société a déjà introduit des recours à l’encontre de délibérations du conseil municipal de la commune d’implantation permettant la réalisation du projet, que les gérants ont évoqué dans la presse leur opposition au projet, et que l’association ne démontre exercer aucun autre activité que ce recours. En conséquence, le Tribunal conclut que l’association « sous couvert » de son objet social, « poursuit en réalité uniquement la défense des intérêts économiques et commerciaux de son président et de sa secrétaire », et ne dispose ainsi « pas d’un intérêt propre à demander l’annulation du permis de construire en litige ». Cette décision s’inscrit dans un courant jurisprudentiel spécifique dont les manifestations sont finalement assez rares (voir CAA Douai, 30 mars 2006, n°04DA00016 ; CAA Lyon, 22 juin 2006, n°06LY00237 ; TA Lille, 19 janv. 2016, n°1510006) aux termes duquel les juges administratifs acceptent de s’immiscer dans les documents et relations de droit privé pour vérifier la réalité de l’objet de l’association. A l’analyse de la jurisprudence, il ressort que  l’immixtion des juges administratifs dans ce domaine qui n’est pas le leur, pour être opportune en ce qu’elle évite parfois de trancher au fond des affaires délicates,  résulte généralement du caractère absolument évident de la fictivité de l’association, comme c’était le cas en l’espèce, les requérants n’ayant pris aucune précaution pour la masquer.

Appel d’offres « Energie » : pas d’intérêt à agir pour le cocontractant du candidat évincé

Par David DEHARBE  (Green Law Avocats) Dans un arrêt du 30 octobre 2017 n° 16NT00528, la Cour administrative d’appel de Nantes a précisé la notion d’intérêt à agir lors de la contestation d’une procédure de mise en concurrence relative à un appel d’offres « énergie » (procédure prévue aux articles L311-10 et suivants du code de l’énergie). Par une décision conjointe du Ministre de l’écologie et du développement durable et du Ministre de l’industrie et de l’énergie en date du 6 avril 2012, la société Ailes Marines SAS est devenue attributaire du lot n°4 d’un appel d’offres énergétique portant sur l’implantation d’un parc éolien sur le domaine public maritime au large de la commune de Saint-Brieuc. Par une décision du 18 avril 2012, la société a été autorisée à exploiter un parc éolien sur ce territoire d’une capacité totale de production de 500 MW. La société Eolienne Maritime France, candidate à l’appel d’offres, a été informée que son offre avait été rejetée par une décision du 19 avril 2012. Le partenaire de cette société, le bureau d’études Nass & Wind Offshore, décide de contester devant le tribunal administratif de Rennes les décisions des 18 et 19 avril 2012 en sollicitant une indemnisation au titre des préjudices qu’elle estime avoir subis du fait de ces décisions. Le tribunal ayant rejeté ses demandes, le requérant interjette appel. Les juges de la Cour administrative d’Appel de Nantes vont juger, dans un raisonnement en deux temps, que l’appelant n’avait pas intérêt à agir pour contester ces deux décisions : Dans un premier temps, l’appelant soutenait que son intérêt à agir était suffisamment direct dans la mesure où le bureau d’études intégrait un consortium représenté par la société Eolien Maritime France lors de la consultation d’appel d’offres. Or, en l’espèce, la Cour relève que la note de présentation élaborée par la société candidate évincée à l’appel d’offres ne désignait le bureau d’études que comme son « cocontractant » dans le cadre du développement du projet. Dans ces conditions, le juge d’appel relève que la qualité de cocontractant du candidat évincé n’est pas de nature à conférer au bureau d’études un intérêt à agir en vue de contester les décisions attaquées : “Considérant, en premier lieu, que la société Nass § Wind Offshore n’était pas elle- même candidate, ni même en situation de se porter candidate, à l’appel d’offres organisé par l’Etat pour l’attribution, sur le fondement des dispositions des articles L. 311-1 et suivants du code de l’énergie, de l’autorisation d’exploiter un parc éolien en mer au large de Saint-Brieuc, formant le lot n°4 de cette consultation ; que si la société requérante se prévaut de sa qualité de partenaire au sein du consortium représenté par la société Eolien Maritime France, laquelle a déposé une offre pour l’attribution du lot n°4, la note de présentation de la structure organisationnelle produite par Eolien Maritime France la désigne seulement comme cocontractante de cette société dans le cadre du développement du projet ; qu’une telle qualité n’est de nature à conférer à la requérante un intérêt pour agir ni en vue de contester l’autorisation délivrée à l’issue de l’appel d’offres sur le fondement de l’article L.311-1 du code de l’énergie, ni en vue de demander l’annulation de la décision rejetant l’offre du candidat avec lequel la société requérante avait contracté ; “ Dans un second temps, le bureau d’études se prévalait de la signature d’une « convention d’achat d’actions et de collaboration » par laquelle il avait cédé 100% du capital de la société qui développait le projet de parc éolien à la société Eolien Maritime France. Cette convention prévoyait également la possibilité pour le bureau d’études, d’effectuer des prestations de services complémentaires pour le compte de la société  Eolien Maritime France dans l’hypothèse où celle-ci remportait le marché, moyennant le versement d’un prix au bénéfice du bureau d’études. Néanmoins, le juge considère que cette convention n’est pas susceptible de caractériser un intérêt personnel et direct suffisant pour lui donner qualité à agir à l’encontre des décisions attaquées. “Considérant, en second lieu, que la société Nass § Wind Offshore se prévaut également de la signature d’une « convention d’achat d’actions et de collaboration » par laquelle elle a cédé à Éolien Maritime France 100% du capital de la société qui développait le projet de parc éolien sur le site de Saint-Brieuc ; que cette convention prévoyait le versement à la requérante de compléments de prix liés à la possibilité pour Éolien Maritime France de développer le projet au large de Saint-Brieuc, tout en prévoyant la signature d’un contrat de prestation de service au cas où la société Eolien Maritime France serait attributaire de l’autorisation ; que, cependant, les clauses que comporte une telle convention, librement souscrite et à laquelle l’Etat n’était pas partie, sont insusceptibles de caractériser, de la part du cocontractant du candidat évincé, un intérêt personnel et direct suffisant pour lui donner qualité pour agir, tant à l’encontre de la décision de rejet de l’offre de son cocontractant qu’à l’encontre de la décision d’attribution à un autre concurrent ou en indemnisation des éventuels préjudices commerciaux consécutifs à de telles décisions “ L’appel est donc rejeté pour défaut d’intérêt à agir. L’intérêt à agir du bureau d’études aurait pu être admis si la candidature à l’appel d’offres avait été déposée par un groupement d’opérateurs économiques, constitué du bureau d’études requérant et de la société Eolien Maritime France. En effet, il est de jurisprudence constante que les membres d’un groupement, candidat à un marché public, peuvent contester les décisions d’attribution desdits contrats (Cf. Conseil d’Etat, 23 octobre 1992, req. n°107107). Or, cette solution nous paraît être transposable aux appels d’offres énergétiques.  

DE L’INTÉRÊT A AGIR CONTRE UN PROJET INDUSTRIEL EN CONTENTIEUX DE L’URBANISME

Par Sébastien BECUE et David DEHARBE Green Law Avocats Si l’avènement annoncé d’un permis environnemental unique valant à la fois – et entre autres – permis de construire et autorisation d’exploiter au titre de la législation ICPE[1] devrait un jour permettre de mettre un terme à cette absurdité, les porteurs de projets industriels restent pour l’heure soumis au risque de subir deux procédures d’annulation, l’une devant le juge de l’urbanisme et portant sur les caractéristiques de construction, et l’autre devant le juge des ICPE et portant sur les effets du projet sur les intérêts environnementaux. Or l’habitué du contentieux environnemental sait que l’intérêt à agir du tiers requérant a longtemps été plus aisément accueilli par le juge de l’urbanisme que par son collègue environnementaliste[2]. Cette différence s’est amenuisée depuis l’adoption du nouvel article L. 600-1-2 du code de l’urbanisme en 2013[3], disposition issue des réflexions du groupe de travail dirigé par Daniel LABETOULLE[4], et qui vise à encadrer plus strictement la définition de l’intérêt à agir contre les autorisations d’urbanisme[5]. Ainsi un tiers requérant[6] « n’est recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager que si la construction, l’aménagement ou les travaux sont de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien qu'[il] détient ou occupe régulièrement ou pour lequel [il] bénéficie d’une promesse de vente, de bail, ou d’un contrat préliminaire mentionné à l’article L. 261-15 du code de la construction et de l’habitation [contrat de réservation dans le cadre d’une VEFA] ».Cet encadrement légal de l’appréciation par le juge de l’intérêt à agir est pour ainsi dire inédit dans le contentieux de l’excès de pouvoir. Désormais, le juge est tenu de vérifier que le requérant est directement et réellement affecté par le projet qu’il attaque. Selon ses inspirateurs, sans que cette subjectivisation de la preuve de l’intérêt à agir soit destinée à s’écarter « de la jurisprudence qui s’est développée en l’absence de texte », elle a pour objet de donner aux juges administratifs « comme un signal les invitant à retenir une approche un peu plus restrictive de l’intérêt pour agir ».Aux termes d’une désormais fameuse[7] décision Brodelle (CE, 20 juin 2015, n°386121, publiée au recueil Lebon), le Conseil d’Etat décide d’étendre la portée de la disposition, en définissant précisément les éléments de preuve que doivent apporter chacune des parties au procès de l’autorisation d’urbanisme, lorsqu’est posée au juge administratif la question de l’intérêt à agir du requérant. Premier appelé à s’exprimer, le requérant est tenu de préciser l’atteinte invoquée, « en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien ». Le défendeur peut alors opposer à son tour « tous éléments de nature à établir que les atteintes alléguées sont dépourvues de réalité ». A partir de ces soumissions, le juge doit « former sa conviction », « en écartant le cas échéant les allégations qu’il jugerait insuffisamment étayées mais sans pour autant exiger de l’auteur du recours qu’il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu’il invoque au soutien de la recevabilité de celui-ci ». Le Conseil d’Etat franchit ainsi une première étape. Il ne suffit désormais plus que le requérant soit affecté, il faut désormais qu’il le démontre. Il ressort en effet de ce considérant que le juge n’est libre d’apprécier l’atteinte que subit le requérant que si ce dernier l’invoque et la démontre. Une seconde étape est franchie début 2016 lorsque le Conseil d’Etat décide de confirmer la décision d’un président de tribunal administratif qui rejette, par ordonnance[8] – une requête pour défaut manifeste d’intérêt à agir (CE, 10 fév. 2016, n°387507, Peyret, mentionné aux Tables). Même si ce n’était pas la première fois que l’utilisation des ordonnances de tri pour défaut d’intérêt à agir est autorisée[9], le Conseil d’Etat ne l’avait jamais fait de manière aussi claire. La conjonction de ces deux évolutions a laissé craindre un durcissement excessif des conditions d’accès au juge de l’urbanisme. Il s’est depuis avéré que ces requérants semblent avoir payé un tâtonnement jurisprudentiel. En effet, seulement deux mois après cette décision, sur proposition du rapporteur public Rémi DECOUT-PAOLINI, le Conseil d’Etat infléchit grandement sa position, en instaurant, en ajout au considérant Brodelle, une facilité probatoire pour le voisin immédiat du projet (CE, 13 avril 2016, n°389798, Bartolomei, Publié au recueil Lebon). Ces décisions et cette évolution de l’intérêt à agir ont été commentées par la doctrine sous un angle jurisprudentiel[10] ou théorique[11] ; nous nous proposons d’en étudier les conséquences pratiques, notamment en termes de stratégie contentieuse, pour les parties au procès et en prenant ouvertement le point de vue des « usages professionnels » du prétoire.   Le voisin immédiat requérant légitime   En matière d’intérêt à agir contre le permis de construire, le doute profite encore et toujours au voisin immédiat : c’est là l’enseignement essentiel de l’arrêt Bartoloméi. Le Conseil d’Etat y fait valoir : « eu égard à sa situation particulière, le voisin immédiat justifie, en principe, d’un intérêt à agir lorsqu’il fait état devant le juge, qui statue au vu de l’ensemble des pièces du dossier, d’éléments relatifs à la nature, à l’importance ou à la localisation du projet de construction » (CE, 13 avr. 2016, n°389798, précité). Le voisin immédiat est donc exonéré de l’artifice procédural selon l’expression de la rapporteur public Aurélie BRETONNEAU, consistant à imposer au requérant d’invoquer une atteinte émanant du projet autorisé et de préciser en quoi cette atteinte affecte son bien. Pour pouvoir bénéficier de cette exonération, le voisin immédiat doit tout de même établir qu’il dispose de la « situation particulière » requise, à savoir une proximité géographique immédiate avec la construction projetée. Une fois sa qualité de voisin immédiat établie, il ne reste plus au requérant qu’à confirmer en produisant des pièces relatives à la nature, à l’importance ou à la localisation de la construction projetée, ce qui devrait se révéler relativement aisé, ces caractéristiques étant généralement présentées dans le dossier de demande de permis de construire, dont il…

Haro sur l’intérêt à agir « urbanistique » ! (CE, 10 février 2016, n°387507)

Par Sébastien BECUE Green Law Avocats Un intéressant arrêt du Conseil d’Etat apporte une nouvelle pierre à l’édifice jurisprudentiel relatif à l’intérêt à agir en matière d’urbanisme depuis la dernière réforme en la matière (CE 10 février 2016 Contexte de nouvelles exigences en matière d’intérêt à agir en urbanisme Classiquement, le juge administratif considérait que l’intérêt à agir à l’encontre d’un permis de construire repose sur la démonstration par le requérant de sa qualité de voisin de la construction projetée. Par une ordonnance en date du 18 juillet 2013, au nom du principe de sécurité juridique et afin de relancer le secteur de la construction, le gouvernement a choisi de restreindre les facultés de remise en cause des constructions autorisées par l’adoption d’un nouvel article L. 600-1-2 au sein du code de l’urbanisme. Désormais, le requérant ne doit plus simplement être voisin de la construction, il doit être un « voisin affecté » par la construction, c’est-à-dire que la construction dont il entend contester le permis doit être de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son propre bien. Restait à savoir comment le juge administratif allait appréhender cette irruption gouvernementale dans son domaine. Par une récente décision (CE, 10 juin 2015, n°386121, que nous commentions ici), le Conseil d’Etat décidait de donner une pleine portée à la nouvelle disposition en exigeant du requérant qu’il prouve l’atteinte directe à ses conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance. Selon les termes des juges, le requérant doit désormais faire « état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que [l’atteinte dont il se prévaut] est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien ». Le Conseil prenait tout de même soin de préciser que le juge devait toutefois se garder « pour autant [d’] exiger de l’auteur du recours qu’il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu’il invoque au soutien de la recevabilité de celui-ci ». Cette limitation, bienvenue parce qu’expresse, à l’exigence probatoire était néanmoins logique : la construction autorisée n’étant pas encore réalisée, les nuisances qui en résulteront ne peuvent pas, par essence, être établies avec certitude et il s’agissait d’une construction non précédée d’une étude d’impact qui aurait permis au requérant d’y puiser des preuves.   Mais on doit encore s’interroger sur le curseur à appliquer dans l’exigence probatoire : c’est-à-dire, d’un point de vue pratique, de quel niveau de précision doivent disposer les preuves ?         Illustration de la nouvelle exigence probatoire La décision ici commentée ne répond que partiellement à cette question (CE, 10 février 2016, n°387507).   La construction projetée en l’espèce est un immeuble collectif de deux étages qui doit être situé sur une parcelle voisine de celle accueillant les maisons dont les requérants sont propriétaires.   Dans leur requête, les requérants produisent des documents qu’ils disent destinés à établir leur qualité de «  propriétaires de biens immobiliers voisins directs à la parcelle destinée à recevoir les constructions litigieuses » : un premier plan cadastral établissant la mitoyenneté des parcelles et un second plan démontrant la co-visibilité du projet.   La seule référence à une éventuelle « atteinte directe » est une mention sur l’un des plans indiquant à un endroit : « façade sud fortement vitrée qui créera des vues ».   Constatant que les requérants n’invoquent pas leur qualité de « voisins affectés », le président du tribunal administratif fait usage des pouvoirs qu’il détient en vertu de l’article  R. 222-1 du code de justice administrative en les invitant à régulariser leur requête.   Les précisions demandées n’ayant pas été fournies, le président du tribunal administratif rejette, sur le fondement du même article, la requête par ordonnance, c’est-à-dire sans audience publique et sans examen du fond de l’affaire, comme étant manifestement irrecevable pour défaut d’intérêt à agir.   Appelé à statuer en cassation, le Conseil d’Etat commence par rappeler le principe de la décision du 10 juin 2015 susmentionnée, puis la reformule en énonçant que « les écritures et les documents produits par l’auteur du recours doivent faire apparaître clairement en quoi les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien sont susceptibles d’être directement affectées par le projet litigieux ».   Ensuite, il se livre à une nouvelle appréciation des documents apportés par les requérants pour établir leur intérêt à agir et conclue de la même manière que le tribunal administratif : les requérants ont commis deux erreurs. D’une part, ils n’ont pas invoqué l’atteinte qui leur ouvrirait l’intérêt à agir. D’autre part, ils ne l’ont pas démontrée. Il n’est pas évident de savoir si la position du Conseil aurait été la même si les requérants n’avait commis que l’une de ces erreurs, peut-être   Enfin, il valide le rejet par ordonnance de la requête comme que n’étant contraire à « aucun principe ».   Il est donc confirmé de manière claire que les requérants doivent désormais :   –          invoquer expressément leur qualité de voisin affecté par la future construction ; –          produire des pièces établissant clairement cette atteinte.   Du côté des défendeurs, lorsque les requérants ont manifestement défini leur intérêt à agir de manière insuffisante, il est possible de demander au président du tribunal de rejeter leur requête pour défaut manifeste d’intérêt à agir.   On regrette néanmoins l’incertitude qui persiste quant à la nature des pièces à même de démontrer une telle atteinte. Concrètement, le juge attend-il un avis d’expert après visite du site ? Cela serait fâcheux. Comme dit précédemment, la construction n’étant pas réalisée, les nuisances ne peuvent par essence pas être prouvées avec certitude. Pour autant que le dossier de demande de permis soit succinct, les voisins auront des difficultés à alimenter leur démonstration. Surtout, cela pourrait constituer un obstacle financier important pour les requérants aux moyens limités.   ***   Par ailleurs, sur un autre thème, le Conseil d’Etat confirme dans cette même décision la légalité de l’article R. 811-1-1 du code de la justice administrative (il l’avait déjà fait dans une première décision, au regard d’autres moyens : CE, 23 déc. 2014, n°373469).   Rappelons que cette disposition, créée par un décret n°2013-879…