Par Frank ZERDOUMI, Juriste et Docteur en droit public (Green Law Avocats)
En 1996, Charlie Hebdo avait lancé une pétition demandant au Gouvernement de dissoudre le Front national, en partant du principe que ce parti politique d’extrême droite était en contradiction avec la démocratie. Cette pétition avait obtenu 173 704 signatures.
En 2018, à l’initiative de Marine Le Pen, le Front national a changé de nom pour devenir le Rassemblement national et ainsi marquer une rupture avec l’ère du fondateur du parti, Jean-Marie Le Pen.
En 2024, le Rassemblement national est-il toujours d’extrême droite ? Peut-être que les juristes, qu’ils soient éminents ou non, ne sont pas les mieux placés pour répondre à cette question. Toujours est-il que le Conseil d’État y a répondu par l’affirmative, dans un arrêt du 11 mars 2024, Association Rassemblement national (téléchargeable ici).
En l’espèce, le 16 août 2023, le ministre de l’Intérieur et des outre-mer a pris une circulaire relative à l’attribution des nuances politiques aux candidats aux élections sénatoriales 2023.
Les 18 et 21 septembre 2023, dans le cadre des élections sénatoriales du 24 septembre, le Rassemblement national a déposé un référé suspension (article L. 521-1 du Code de justice administrative) afin de demander au juge des référés de suspendre l’exécution de la circulaire du 16 août 2023, car elle avait classé les nuances RN et LRN dans le bloc de clivages «extrême droite».
Également, le Rassemblement national a demandé au juge d’enjoindre au ministre de modifier la grille de nuances figurant aux annexes I et II de la circulaire afin d’exclure les candidatures du Rassemblement national de ce bloc de clivages.
Le Rassemblement national soulevait notamment quatre moyens d’illégalité interne. D’après lui, le rattachement de la nuance politique Rassemblement national au bloc de clivages «extrême droite» :
- Méconnaissait le principe d’égalité devant la loi et entre les candidats,
- Portait atteinte à la sincérité du scrutin,
- Était entaché d’un détournement de pouvoir,
- Était entaché d’une erreur manifeste d’appréciation.
Dans un premier temps, le juge des référés a considéré qu’aucun de ces moyens n’était de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité de la circulaire contestée. Restait à appréhender la solution rendue sur le litige au fond par le Conseil d’État, s’agissant de la demande d’annulation pour excès de pouvoir de la circulaire et de la demande d’injonction au ministre de modifier la grille de nuances.
À l’issue d’une analyse classique, sans tenir compte – à juste raison – d’arrêts récents, mais sur conclusions conformes de Madame Dorothée Pradines, le Conseil d’État a considéré que l’Administration – en l’espèce le ministre de l’Intérieur – n’avait commis aucune erreur manifeste d’appréciation en rattachant le Rassemblement national dans un bloc de clivages «extrême droite».
S’agissant du principe d’égalité, de la sincérité du scrutin et de l’erreur manifeste d’appréciation, le Conseil d’État estime que :
«en rattachant la nuance politique «Rassemblement national» au bloc de clivages «extrême droite», la circulaire attaquée ne méconnaît pas le principe de sincérité du scrutin, que l’attribution d’une nuance politique différente de l’étiquette politique n’affecte pas, et n’est entachée d’aucune erreur manifeste d’appréciation. Elle ne méconnaît pas davantage, en tout état de cause, le principe d’égalité en procédant à un tel rattachement, tout en attribuant la nuance «Gauche» aux formations politiques «Parti communiste français» et «La France insoumise.» (CE, 11 mars 2024, n° 488378, point 5, téléchargeable ici).
L’histoire de la jurisprudence sur ce sujet n’est pas exempte d’arrêts très intéressants en la matière.
Ainsi, au moment des élections municipales de 2020, le Conseil d’État a suspendu partiellement la circulaire Castaner du 10 décembre 2019, à laquelle on reprochait la lecture des résultats des élections en ne procédant pas au nuançage, si ce n’est qu’à partir des communes de 9 000 habitants et en favorisant La République en marche dans l’attribution des nuances (CE (ord.) 31 janvier 2020, Mme T H et M. R F, n° 437675).
A priori, le ministre de l’Intérieur de l’époque avait commis plusieurs erreurs juridiques.
Deux ans plus tard, dans le cadre des élections législatives de 2022, le juge des référés du Conseil d’État a, de nouveau, suspendu la circulaire du ministre de l’Intérieur du 13 mai sur l’attribution des nuances aux candidats. Saisi par des partis de gauche, il a enjoint au ministre d’y inscrire la nuance «NUPES» (CE, (ord.) 7 juin 2022, La France insoumise, n° 464414).
Contrairement à ces jurisprudences antérieures, l’arrêt du 11 mars 2024 semble revenir à une analyse plus classique des moyens soulevés par le requérant, qui a des conséquences certaines sur le contrôle du juge. Le Rassemblement national n’a pas fini de contester cette qualification, certes avant tout juridique mais aux lourds enjeux politiques du moment.
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