Par Frank ZERDOUMI, Juriste et Docteur en droit public (Green Law Avocats)
Dans certains cas, une faute n’est nullement nécessaire pour que la responsabilité de l’Administration soit engagée. Elle l’est de plein droit, automatiquement, dès qu’un lien de causalité direct apparaît entre une activité administrative et un dommage.
Autrement dit, du point de vue de la victime, le régime de la responsabilité sans faute se caractérise par un régime de preuve allégée : la victime doit seulement prouver ce lien de causalité. Elle n’a pas à prouver, en plus, comme dans le régime de la responsabilité pour faute, que le fonctionnement de l’Administration n’était pas normal, était fautif.
Le juge administratif est régulièrement saisi afin de vérifier que telle ou telle décision prise par l’Administration est conforme au droit.
Cela étant, il ne peut pas se prononcer sur les actes non détachables de la conduite de la politique international : il ne peut donc pas les annuler, ni envisager de condamner l’État pour faute.
Aujourd’hui encore, la jurisprudence estime que certaines activités, qui sont incontestablement de nature administrative, relèvent d’un pouvoir d’État qui ne peut être soumis à aucun contrôle juridictionnel, ni devant le juge judiciaire ni devant le juge administratif.
La Caisse centrale de réassurance des mutuelles agricoles a été créée sur la base de la loi du 4 juillet 1900 sur les mutuelles garantissant les agriculteurs contre les risques pouvant survenir sur les exploitations.
Avant la proclamation de l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962, son activité se rapportait à la fourniture de biens nécessaires à l’exploitation agricole ainsi qu’à différents services de garantie et de protection proposés aux personnes ayant atteint l’âge de cesser leur activité.
En 1963 et 1964, l’État algérien a nationalisé ses actifs financiers et a exproprié ses biens immobiliers, sans indemnité d’aucune sorte.
Cinquante ans plus tard, le 30 décembre 2014, la Mutuelle centrale de réassurance, venue aux droits de la Caisse centrale de réassurance des mutuelles agricoles, a demandé au ministre des Affaires étrangères la protection diplomatique de la France, afin que le Gouvernement français prenne à sa charge sa réclamation indemnitaire dirigée contre l’État algérien et saisisse la Cour internationale de justice de La Haye.
Cette demande a été implicitement rejetée.
Le 24 décembre 2018, la Mutuelle centrale de réassurance a adressé une réclamation préalable au ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, afin d’obtenir l’indemnisation du préjudice qu’elle estimait avoir subi du fait de son refus d’engager la procédure susceptible de permettre l’indemnisation de la mutuelle par l’État algérien, sur la base de la responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques.
Cette demande a également été implicitement rejetée.
La Mutuelle centrale de réassurance a donc demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner l’État à lui verser la somme de 61 657 357,24 euros en réparation du préjudice causé par le refus des Autorités françaises de lui accorder la protection diplomatique de la France, afin d’obtenir l’indemnisation des préjudices subis du fait de l’expropriation et de la nationalisation intervenues en Algérie en 1963 et 1964.
Le 5 février 2021, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande : la Mutuelle centrale de réassurance a donc interjeté appel.
Le 19 avril 2022, la Cour administrative d’appel de Paris a annulé le jugement du Tribunal administratif et a rejeté la requête de la Mutuelle centrale de réassurance comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître.
Le 20 juin 2022, la Mutuelle centrale de réassurance a saisi le Conseil d’État en cassation, afin de demander, encore et toujours, la réparation du préjudice résultant de la perte de chance d’être indemnisée du fait du refus de la France de lui accorder cette protection diplomatique.
Le juge administratif peut-il indemniser un requérant en cas de préjudice lié à un acte non détachable de la conduite des relations internationales de la France ?
Le Conseil d’État a répondu à cette question par l’affirmative, sous certaines conditions (CE, 24 octobre 2024, Mutuelle centrale de réassurance, n°465144, téléchargeable ici).
Pour le Conseil d’État, au nom du principe de l’égalité des citoyens devant les charges publiques et au titre de la responsabilité sans faute de l’État, le juge administratif peut être saisi de demandes d’indemnisation pour des préjudices liés à des décisions non détachables de la conduite des relations internationales de la France.
Ainsi, le Conseil d’État a précisé qu’une telle demande d’indemnisation ne peut être satisfaite que si le préjudice affecte les personnes concernées de façon spéciale et particulièrement grave. En principe, la responsabilité de l’État ne peut être engagée qu’au bénéfice de victimes collatérales de la décision en cause, et non pas au bénéfice de personnes dont cette décision a visé à régler spécialement la situation.
Conformément à une jurisprudence constante, la responsabilité de l’État ne peut pas être engagée – même sans faute – si le préjudice a trouvé son origine directe dans l’action d’un État étranger ou dans des faits de guerre, ou s’il existe un régime spécial d’indemnisation.
Cela étant, la requête de la Mutuelle centrale de réassurance a été rejetée, car cette demande portait sur un acte dont elle était la destinataire, en l’occurrence le refus du Gouvernement de lui accorder la protection diplomatique de la France pour l’aider à obtenir de la part des Autorités algériennes une indemnisation.
Besoin d’un avocat sur le sujet, contactez :
Laissez un commentaire