De l’obligation conventionnelle pour le juge national d’écarter sa jurisprudence constitutionnelle

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Par David DEHARBE, avocat gérant et Frank ZERDOUMI, Juriste et Docteur en droit public (Green Law Avocats)

La primauté du droit de l’Union européenne sur le droit national signifie que la norme de l’Union prend place dans l’ordre juridique interne des États membres avec rang de priorité sur l’ensemble des normes nationales.

En conséquence, en cas de conflit entre une norme de l’Union et une norme nationale, l’application de la seconde devra être écartée au profit de la première.

Dans la consécration du principe de primauté, la Cour de justice de l’Union européenne joue un rôle déterminant : elle vient encore de le montrer avec cet arrêt du 26 septembre 2024 (req. n°C‑792/22, téléchargeable ici) ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, introduite par la Cour d’appel de Brasov en Roumanie.

Le 5 septembre 2017, en Roumanie, au cours d’une intervention sur un luminaire extérieur d’un poteau à basse tension dans une exploitation agricole, un électricien est mort électrocuté.

À la suite de ce décès, deux procédures ont été ouvertes : une procédure d’enquête administrative diligentée par l’inspection du travail roumaine contre l’employeur, et une procédure pénale pour non-respect des mesures légales de sécurité au travail et homicide involontaire contre le contremaître chargé de l’organisation du travail, de l’instruction du personnel et de l’adoption des mesures visant à assurer les dispositifs de sécurité du travail et les équipements de protection.

Les ayants droit de la victime se sont constitués parties civiles devant le Tribunal de première instance de Rupea, en Roumanie : ils se sont donc joints à la procédure pénale afin d’obtenir réparation de leurs préjudices par l’employeur et le contremaître.

Le 9 septembre 2019, dans le cadre de l’enquête administrative, l’inspection du travail a produit un procès-verbal d’enquête dans lequel elle a retenu la qualification d’accident du travail au sens de la réglementation nationale.

L’employeur a donc saisi le Tribunal de grande instance de Sibiu, en Roumanie, d’un recours contentieux administratif afin d’obtenir l’annulation de ce procès-verbal.

Le 10 février 2021, cette juridiction a annulé en partie ledit procès-verbal : contrairement à la qualification retenue par l’inspection du travail, elle a considéré que l’événement en cause au principal ne constituait pas un accident du travail, et a annulé les sanctions administratives infligées à l’employeur.

Le 14 juin 2021, la Cour d’appel d’Alba Iulia, en Roumanie, a annulé le recours formé par l’inspection du travail contre le jugement du 10 février 2021.

Le 24 décembre 2021, le Tribunal de première instance de Rupea a relaxé le contremaître des poursuites pénales et a rejeté l’action civile introduite par les ayants droit de la victime.

D’une part, il a considéré qu’il existait un doute raisonnable quant à la responsabilité du contremaître.

D’autre part, l’événement en cause s’est produit après la fin des heures de travail : il ne pouvait donc pas être qualifié d’accident du travail.

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Le parquet près le Tribunal de première instance de Rupea et les ayants droit de la victime ont interjeté appel de ce jugement devant la Cour d’appel de Brasov, en Roumanie, qui a adressé une demande de décision préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne.

Conformément au droit roumain, tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle roumaine, la décision de la juridiction administrative s’impose à la juridiction pénale, en raison de l’autorité de la chose jugée dont elle est revêtue : cette décision administrative empêchait donc la juridiction pénale de reconsidérer si l’accident constituait un accident du travail.

La loi nationale roumaine, telle qu’interprétée par la Cour constitutionnelle roumaine, est-elle compatible avec le droit de l’Union européenne sur la sécurité des travailleurs ?

La Cour de justice de l’Union européenne a répondu à cette question par la négative : le juge national n’est donc pas tenu d’appliquer une décision de sa Cour constitutionnelle qui enfreint le droit de l’Union.

La Cour de justice de l’Union européenne a considéré que le droit de l’Union européenne s’oppose à la loi d’un État membre qui, telle qu’interprétée par sa Cour constitutionnelle, rend le jugement d’un tribunal administratif sur un accident du travail définitif pour le Tribunal pénal, dans la mesure où cette loi a empêché les proches de la victime d’être entendus.

Le droit de l’Union a pour objectif de protéger la sécurité des travailleurs et impose à l’employeur de garantir un environnement de travail sûr.

En cas de manquement, c’est à la compétence nationale de déterminer les procédures pour engager la responsabilité de l’employeur.

Cela étant, ces procédures ne peuvent pas entraver l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union européenne.

Dans cette affaire, la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé que, dans les procédures judiciaires, le droit à un recours effectif inclut le droit d’être entendu : si une juridiction a pris une décision sur la responsabilité civile sans permettre aux parties concernées de présenter leurs arguments, ce droit a été méconnu.

À ce sujet, la Cour de justice de l’Union européenne a affirmé que les juges nationaux devaient avoir la possibilité de s’abstenir de suivre une décision de leur Cour constitutionnelle si cette décision allait à l’encontre du droit de l’Union européenne.

Si telle est leur décision, ils ne peuvent encourir de sanctions disciplinaires.

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