L’ordonnance n° 2020-305 adaptant les règles applicables devant le juge administratif

Par maître David DEHARBE (Green Law Avocats) Il est un constat sans appel : l’épidémie sévissant actuellement dans le monde est une situation bardée d’inconnues économiques, politiques, sociales et produisant des effets juridiques inédits. Alors qu’à ce jour près de la moitié de la population du globe est confinée, les pouvoirs publics français ont multiplié les mesures sans précédents, mais bien destinées à organiser la poursuite des activités autant que faire se peut. Les juristes ne doivent pas pour autant se transformer en caisses enregistreuses des régimes dérogatoires qui se multiplient. Ils doivent exercer leur regard critique et surtout veiller à ce que les circonstances exceptionnelles ne sacrifient pas sur l’autel de la continuité de l’Etat quelques principes fondamentaux : Le droit au procès équitable déjà si déséquilibré dès que l’administration est en cause ; Les principes du service public ; Les principes de la police administrative. Gageons qu’il nous faudra commenter avec plus de recul les dispositifs dérogatoires adoptés et surtout regarder de très près si l’exécutif n’est pas tenté de pérenniser certaines de ces règles qui transpirent quand même le risque de la justice expéditive… Élevés sur les bancs de l’Université où l’on prend encore le temps de penser, on gardera à « l’esprit » ce mot fameux de Montesquieu : « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». De longues dates nous sommes gouvernés par “ordonnance” pour codifier le droit mais celles dont il est question avec la loi d’habilitation sur l’état d’ urgence sanitaire (LOI n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19) sont bien d’une autre nature : elles modifient les règles du procès et avec les conditions dans lesquelles la Justice est rendue. Juristes de tous bords, soyez vigilants ! L’activité des juridictions administratives comptant nécessairement aux rangs des ajustements exigés par la crise sanitaire, c’est en tout cas officiellement cette fin qu’a été prise l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020, portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif. Texte intervenu sur le fondement d’une habilitation consentie au gouvernement aux termes de l’article 11 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020, ce dernier s’organise en deux titres : – Un titre premier traitant de l’adaptation de l’organisation et du fonctionnement des juridictions administratives, – Un titre second, se focalisant sur les délais de procédure et de jugement. Notons immédiatement que l’article 1er du texte précise que cette ordonnance est applicable à l’ensemble des juridictions de l’ordre administratif, sauf lorsqu’elle en dispose autrement. Par conséquent, sont concernées : – Les juridictions administratives de Droit commun : Tribunaux administratifs, Cours administratives d’appel, Conseil d’État, – Les juridictions administratives spécialisées. I – Une adaptation des règles d’organisation et de fonctionnement des juridictions administratives A titre liminaire, le texte précise que la période concernée par ces dérogations aux règles d’organisation et de fonctionnement des juridictions administratives s’étendra du 12 mars 2020 à la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire (article 2). Durant cette période, les formations de jugement des TA et CAA pourront se compléter en cas de vacance ou d’empêchement de leurs membres par l’adjonction de magistrats en activité au sein de l’une de ces juridictions. Ces adaptations s’effectueront par désignation du Président de la juridiction complétée, et sur proposition du président de la juridiction d’origine. Autrement dit, des « navettes » entre les juridictions pourront être observées. Des magistrats honoraires peuvent également être désignés (article 3). En outre, le texte assouplit les conditions de désignation par un Président de juridiction d’un magistrat juge unique pour statuer par voie d’ordonnance : seul le grade de conseiller et une ancienneté minimale de deux ans seront nécessaires (article 4). Élément central appelant une vigilance toute particulière puisque touchant au respect du contradictoire : la communication des pièces, actes et avis aux parties pourra désormais être effectuée par tout moyen (article 5). La tenue des audiences fait également l’objet d’adaptations, matérialisées par une série de possibilités offertes au juge, et dont certaines interrogent lourdement la préservation d’une garantie pérenne du droit au procès équitable  : – Le Président de la formation de jugement peut limiter le nombre de personnes admises à l’audience voire exclure la présence du public (article 6), – Possibilité est donnée à ce même Président de dispenser le rapporteur public, sur sa proposition, d’exposer publiquement ses conclusions à l’audience (article 8), Notons qu’il est regrettable que le texte n’anticipe pas les effets d’une telle dérogation, en ne traitant pas des moyens susceptibles d’être mis en œuvre afin de permettre tout de même un accès à ces conclusions lorsqu’elles ne seront pas exposées publiquement. – L’article 7 de l’ordonnance précise encore que les audiences pourront se tenir à distance en utilisant un moyen de télécommunication audiovisuelle. En cas d’impossibilité technique ou matérielle, le juge pourra décider d’entendre les parties par tout moyen de communication électronique y compris téléphonique, étant précisé que la décision du juge de recourir à un tel moyen est insusceptible de recours. En tout état de cause, l’usage de tels moyens doit garantir une vérification de l’identité des parties, une bonne transmission et une confidentialité des échanges. Ces dispositions réaffirment enfin le rôle du juge en dépit de la tenue d’une audience à distance : il lui appartient toujours d’organiser et de conduire la procédure, de s’assurer du bon déroulement des échanges et de veiller au respect des droits de la défense ainsi qu’au caractère contradictoire des débats. – La procédure de référé fait également l’objet d’adaptations à nouveau préoccupantes. Généralisant la possibilité donnée par l’article L. 522-3 du CJA, l’article 9 de l’ordonnance permet au juge des référés, durant cette période, de statuer sans audience et par une ordonnance motivée sur l’ensemble des requêtes présentées en référé. Ce dernier doit toutefois informer les parties de l’absence d’audience et doit par conséquent fixer une date de clôture de l’instruction. Il est fort à parier que les juridictions useront probablement beaucoup de cette possibilité offerte, en dépit de l’importance cruciale accordée à l’oralité dans ces procédures, et dont certaines ont un rôle fondamental de préservation des libertés…

1er tour des élections municipales faussé : peut-on le contester ?

Par Maître Lucas DERMENGHEM (Green Law Avocats) A l’heure où l’hypothèse d’un report du second tour des élections municipales fait l’objet de l’attention focalisée des médias, les opérations électorales du premier tour ont connu, non sans une grande surprise, d’importants taux d’abstentions. Plus en amont encore, la décision de maintenir ce premier tour exprimée à l’occasion de l’allocution du Président de la République du 12 mars 2020 a suscité de nombreux débats tant ce choix souffre de la comparaison avec les mesures exceptionnelles de confinement aujourd’hui envisagées sur l’ensemble du territoire. A cet égard, le Président de la République a justifié cette décision à la fois sur la base d’expertises scientifiques (au demeurant non publiées), mais en s’appuyant aussi sur la nécessité de préserver le débat démocratique. Pour autant, le maintien du premier tour des élections municipales dans de telles circonstances exceptionnelles ne met-il pas plus à mal la démocratie que son simple report ? Autrement dit, pourrait-il être considéré que le premier tour des élections municipales est d’une certaine manière faussé, et dès lors susceptible d’être contesté ? La réponse à cette interrogation suppose tout d’abord d’opérer un bref rappel opérationnel du cadre juridique relatif au contentieux des élections municipales, avant d’examiner son application à la situation très particulière du scrutin du 15 mars dernier. I – Cadre juridique du contentieux des élections municipales 1° – En ce qui concerne les délais de contestation S’agissant de la compétence juridictionnelle, l’article L248 du code électoral prévoit que « Tout électeur et tout éligible a le droit d’arguer de nullité les opérations électorales de la commune devant le tribunal administratif. », ces mêmes dispositions réservant également la possibilité d’un déféré préfectoral. Tout en réservant une grande majorité de ce contentieux au juge administratif, précisons que les juridictions judiciaires conservent une compétence, logiquement en matière pénale, ainsi qu’en matière d’inscription sur les listes électorales (voir, pour un exemple, la procédure de contestation d’une radiation des listes électorales prévue par l’article L20 du code électoral). Tout électeur et tout éligible peut donc contester les opérations électorales menées au sein de sa commune. Prenant l’appellation de « protestation électorale », cette démarche peut être consignée par procès-verbal, ou déposée directement au greffe du Tribunal administratif. En tout état de cause, elle doit être déposée au plus tard à dix-huit heures le cinquième jour qui suit l’élection (art. R119 du Code électoral), ce qui nous amène, dans notre cas, au vendredi 20 mars 2020 à 18h00 si les résultats ont été proclamés le dimanche 15 mars avant minuit. Précisons immédiatement qu’en l’état, bon nombre de contestations devront attendre la tenue et la proclamation des résultats du second tour, aujourd’hui largement débattue, puisqu’est sans objet et par suite irrecevable une protestation dirigée contre les opération électorales du premier tour qui n’ont pas conduit à une proclamation d’élus, sauf si le requérant demande au juge de proclamer un candidat ou une liste qui remplirait les conditions pour être élus dès le premier tour (CE, 25 mai 1990, Elect. Mun. Aix-En-Provence : Lebon, p. 137). 2° – L’étendue et les modalités du contrôle du juge Hors cas des actes détachables de l’opération électorale, il s’agit d’un contentieux de pleine juridiction particulier, dit « plein contentieux objectif », présentant des spécificités en termes procéduraux et de recevabilité. Autrement dit, le juge administratif ainsi saisi ne dispose pas seulement d’un pouvoir d’annulation, mais également de pouvoirs plus étendus tels la régularisation, voire la réformation. Selon une formule jurisprudentielle désormais classique, le juge, en matière de contentieux électoral, apprécie si l’irrégularité en cause « a été de nature à affecter la sincérité du scrutin et, par suite, la validité des résultats proclamés » (CE, 24 septembre 2008, n° 317786). Par conséquent, il revient au juge d’apprécier la nature et la gravité de l’irrégularité invoquée. Ainsi, toute irrégularité n’entraîne pas nécessairement annulation de l’élection, notamment si le juge considère que cette irrégularité n’a pas modifié le résultat et conduit à méconnaître la volonté des électeurs. Autrement dit, l’irrégularité doit être suffisamment grave pour avoir, à elle seule, affecté la sincérité du scrutin. 3° Application au déroulement des opérations de vote Eu égard aux circonstances dans lesquelles ont eu lieu ces opérations électorales, nous nous reporterons plus précisément, et surtout, sur les irrégularités susceptibles d’affecter le déroulement des opérations de vote. D’une manière synthétique, rappelons les modalités d’organisation des opérations de vote doivent assurer le respect de deux libertés fondamentales : – L’égalité de suffrage – La liberté de suffrage S’agissant de la liberté de suffrage, il résulte de l’ensemble des dispositions relatives à l’organisation du vote que les électeurs doivent pouvoir se déterminer en tout connaissance de cause, à l’abris d’erreurs ou de confusions. Le respect des valeurs démocratiques implique donc que chaque électeur puisse exprimer son choix librement, sans être sujet à une quelconque influence, pression ou intimidation sur les lieux. A cet égard, le code électoral comporte des dispositions pénales réprimant les atteintes portées à la liberté du vote (art. L94 à L117 du code électoral), par exemple : le fait, à l’aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux, ou autres manœuvres frauduleuses, de surprendre ou détourner des suffrages, ou de pousser un ou plusieurs électeurs à s’abstenir de voter (art. L97 du code électoral). la liberté de suffrage implique que l’électeur ne soit soumis à aucune influence quelconque le jour du scrutin (CE, 14 mars 1984, Elec. Mun. Schoelcher) ou ne subisse aucune pression (CE, 14 av. 1984, Elec. Mun. Houilles : Lebon p. 146). La libre expression du suffrage est considérée comme une liberté fondamentale dont l’atteinte grave et manifestement illégale peut justifier l’exercice d’un référé-liberté sur le fondement de l’article L. 521-2 du CJA (voir en ce sens : CE, 11 mars 2020, n° 439434). II – Réflexions relatives au premier tour des élections municipales de 2020 Sur la base des considérations précitées, et au regard de la libre expression du suffrage qui constitue une liberté fondamentale de premier plan en vertu des articles 3 et 4 de la Constitution du 4 octobre 1958, la régularité de ce premier tour interroge. En…

LE CONTENTIEUX DES ÉLECTIONS MUNICIPALES

Par Lucas DERMENGHEM (Green Law Avocats) Au-delà des batailles politiques et idéologiques auxquelles se livreront les candidats, il arrive que certaines élections donnent lieu à des protestations électorales consistant à demander au juge d’annuler ou de modifier les résultats d’un scrutin. Le contentieux des élections politiques relève de la compétence soit du Conseil constitutionnel (élections législatives, élections européennes et élections présidentielles) soit des juridictions de l’ordre administratif (élections régionales, départementales, municipales). Les tribunaux de l’ordre judiciaire sont uniquement compétents pour connaître des litiges relatifs aux inscriptions et radiations des personnes sur les listes électorales, ainsi que sur les cas de fraudes électorales au sens de l’article 97 du Code électoral. Le contentieux des élections municipales obéit à des règles spécifiques notamment pour ce qui concerne l’intérêt à agir des requérants et les délais de recours (I°) et se caractérise également par des pouvoirs importants attribués au juge (II°). I/ Règles spécifiques du contentieux des élections municipales La compétence en premier ressort des tribunaux administratifs pour connaître de la contestation des élections municipales Comme le prévoit l’article L249 du Code électoral, c’est le tribunal administratif du lieu de l’élection qui statue en premier ressort sur la contestation des opérations électorales de la commune. Le Conseil d’Etat est quant à lui compétent pour statuer sur les recours dirigés contre la décision du tribunal administratif, ouverts au préfet ou aux parties intéressées. L’intérêt à agir pour contester les élections municipales L’article L248 du Code électoral dispose que : « Tout électeur ou tout éligible a le droit d’arguer la nullité des opérations électorales de la commune devant le tribunal Administratif/ Le préfet, s’il estime que les conditions et les formes légalement prescrites n’ont pas été remplies, peut également déférer les opérations électorales au tribunal administratif ».  Dès lors, présentent un intérêt à agir pour contester l’élection des conseillers municipaux : Les électeurs de la commune qui ne sont pas radiés des listes électorales au jour où ils déposent leurs réclamations (Cf. CE, 31 juillet 1996, Elections municipales de Milly-sur-Thérain, n° 172743) ; Tout candidat à l’élection, y compris les candidats proclamés élus à leur propre élection (CE, 14 mai 1969, Elections municipales partielles de la Rivière, Lebon p. 252) ; Le Préfet, lequel doit se fonder exclusivement sur les inobservations des conditions et des formes légalement prescrites pour l’élection (Cf. CE, 21 juin 1985, Elections d’Ambarès, Lebon p. 558). Seules des personnes physiques sont fondées à former des protestations électorales ; les recours formés par des personnes morales ne sont pas recevables. Sont ainsi exclus de la possibilité de former un recours : Les partis politiques (Cf. CE, 17 octobre 1986, Elections cantonales de Sevran, n° 70266) ; Les syndicats de salariés (Cf. CE, 12 mai 1978, Elections municipales de Notre Dame de Gravenchon, n° 08601) ; Les associations (Cf. CE, 29 juillet 1998, Elections régionales d’Aquitaine, n° 195094). Par ailleurs, on soulignera que le ministère d’avocat n’est pas obligatoire en matière de contentieux des élections municipales tant devant les tribunaux administratifs que devant le Conseil d’Etat (Cf. Art. L97 du code électoral). Précisions sur le délai Les réclamations contre les opérations électorales dans la commune doivent être consignées dans un procès-verbal, sinon être déposées à peine d’irrecevabilité, au plus tard à 18 heures le cinquième jour suivant l’élection, à la sous-préfecture, ou à la préfecture. Ces protestations sont alors immédiatement adressées au Préfet qui les fait enregistrer au greffe du tribunal administratif. Elles peuvent également être déposées directement au greffe du tribunal administratif, dans le même délai (cf. article R119 du code électoral). Ces observations doivent être signées et il est exigé du requérant qu’il exprime clairement sa volonté de saisir le juge sans se borner à critiquer le déroulement du scrutin (Cf. CE, 7 décembre 1983, Elections municipales de Briot, n° 51788). Les recours formés par le Préfet doivent être exercés dans un délai de quinzaine à dater de la réception du procès-verbal. Dans tous les cas, notification est effectuée, dans les trois jours de l’enregistrement de la protestation, auprès des conseillers dont l’élection est contestée qui sont avisés en même temps qu’ils ont 5 jours aux fins de déposer leurs défenses au greffe (bureau central ou greffe annexe) du tribunal administratif et d’indiquer s’ils entendent ou non user du droit de présenter des observations orales. A compter de l’enregistrement de la réclamation, le tribunal administratif prononce sa décision dans un délai de 2 mois, décision qui sera notifiée dans un délai de 8 jours à compter de cette date aux candidats intéressés et au préfet. Ce délai est porté à 3 mois en cas de renouvellement général (Cf. Art. R120 et R121-1 du code électoral). On notera que, faute de statuer dans le délai de 2 mois qui lui est imparti, le tribunal administratif est dessaisi au profit du Conseil d’Etat (cf. art. R121 du code électoral). Le recours contre la décision du tribunal administratif est ouvert soit au préfet, soit aux parties intéressées, et doit être déposé à peine d’irrecevabilité au Conseil d’Etat dans le délai d’un mois à partir de la notification de la décision, qui doit comporter l’indication de ce délai (Cf. Art. R123 du code électoral). Il importe de préciser que la saisie du tribunal administratif aux fins de contester les opérations électorales n’emporte aucun effet suspensif. Comme le précise l’article L250 du code électoral, les conseillers municipaux proclamés élus demeurent en fonction jusqu’à ce qu’il soit définitivement statué sur les réclamations. En revanche, l’appel contre le jugement rendu du tribunal administratif a un effet suspensif. II/ Des pouvoirs étendus pour le juge de l’élection Le contentieux électoral étant de pleine juridiction, le juge bénéficie de pouvoirs d’appréciation et de décision étendus. Il lui est ainsi loisible de statuer ultra petita, pour appréhender les conséquences réelles des irrégularités commises sur la sincérité du scrutin. Par exemple, le juge saisi d’une demande d’annulation de l’élection des seuls conseillers municipaux élus en surnombre peut décider d’annuler l’ensemble des opérations s’il estime que c’est la régularité et la sincérité de l’ensemble du scrutin qui ont été viciés…

Collectivités territoriales : attention à l’effet utile des modalités de la concertation !

Par Maître Jérémy TAUPIN (Green Law Avocats) Par un jugement en date du 2 février dernier, le Tribunal administratif de Melun est venu préciser la portée des dispositions de l’ancien article L. 300-2 du code de l’urbanisme (dispositions désormais codifiées aux articles L. 130-2 du code même code). Pour rappel, cet article énonçait que « I – Le conseil municipal ou l’organe délibérant de l’établissement public de coopération intercommunale délibère sur les objectifs poursuivis et sur les modalités d’une concertation associant, pendant toute la durée de l’élaboration du projet, les habitants, les associations locales et les autres personnes concernées dont les représentants de la profession agricole, avant : a) Toute élaboration ou révision du schéma de cohérence territoriale ou du plan local d’urbanisme ; b) Toute création, à son initiative, d’une zone d’aménagement concerté ; c) Toute opération d’aménagement réalisée par la commune ou pour son compte lorsque, par son importance ou sa nature, cette opération modifie de façon substantielle le cadre de vie ou l’activité économique de la commune et qu’elle n’est pas située dans un secteur qui a déjà fait l’objet de cette délibération au titre du a) ou du b) ci-dessus. Un décret en Conseil d’Etat détermine les caractéristiques des opérations d’aménagement soumises aux obligations du présent alinéa. Les documents d’urbanisme et les opérations mentionnées aux a, b et c ne sont pas illégaux du seul fait des vices susceptibles d’entacher la concertation, dès lors que les modalités définies par la délibération prévue au premier alinéa ont été respectées. Les autorisations d’occuper ou d’utiliser le sol ne sont pas illégales du seul fait des vices susceptibles d’entacher cette délibération ou les modalités de son exécution. […] ». Il n’aura pas échappé au praticien du droit de l’urbanisme que l’interprétation de ces dispositions a donné lieu à une jurisprudence importante : le Conseil d’Etat a notamment été amené à se prononcer sur la question des objectifs poursuivis et des modalités de la concertation. Pendant longtemps, il a été admis que l’insuffisante définition des objectifs dans la délibération prescrivant l’élaboration ou la révision du PLU entachait celui-ci d’illégalité (cf. en ce sens CE, 10 février 2010, Commune de Saint-Lunaire, req. n°327149). Néanmoins, dans une récente décision, le Conseil d’Etat a précisé cette jurisprudence. Il a ainsi d’abord rappelé que, conformément aux dispositions de l’article L. 300-2 du code de l’urbanisme précité, l’adoption ou la révision du PLU devait être précédée d’une concertation associant les habitants, les associations locales et les autres personnes concernées et que le conseil municipal devait, avant que ne soit engagée la concertation, délibérer, d’une part, et au moins dans leurs grandes lignes, sur les objectifs poursuivis par la commune en projetant d’élaborer ou de réviser ce document d’urbanisme, et, d’autre part, sur les modalités de la concertation. Puis, il a considéré que si cette délibération est susceptible de recours devant le juge de l’excès de pouvoir, son illégalité ne peut, en revanche, eu égard à son objet et à sa portée, être utilement invoquée contre la délibération approuvant le PLU, tout en rappelant qu’ainsi que le prévoit l’article L. 300-2 du code de l’urbanisme, les irrégularités ayant affecté le déroulement de la concertation au regard des modalités définies par la délibération prescrivant la révision du document d’urbanisme demeurent par ailleurs invocables à l’occasion d’un recours contre le plan local d’urbanisme approuvé (CE, 5 mai 2017, Commune de Saint-Bon-Tarentaise, req. n°388902). C’est sur ce dernier point que le Tribunal administratif de Melun apporte une précision importante, en considérant « qu’il résulte de ces dispositions que la légalité d’une délibération approuvant un plan local d’urbanisme ne saurait être contestée au regard des modalités de la procédure de concertation qui l’a précédée dès lors que celles-ci ont respecté les modalités définies par la délibération prescrivant l’élaboration de ce document d’urbanisme ; que de telles modalités ne sauraient être regardées comme ayant été respectées si, bien que formellement exécutées, elles l’ont été dans des conditions les privant de tout effet utile et n’ont, ainsi, pas permis d’associer réellement le public à l’élaboration du projet de plan local d’urbanisme » (TA de Melun, 2 février 2018, req. n°1309483). Les faits d’espèce sont particulièrement éclairants sinon sur le projet de la collectivité du moins sur sa volonté d’escamoter la concertation. Par une délibération du 13 mai 2013, le conseil municipal d’Ozoir-la-Ferrière a approuvé le plan local d’urbanisme de cette commune. Une association a alors demandé au tribunal administratif l’annulation de cette délibération, en soulevant le moyen tiré de ce que les modalités de concertation définies par le conseil municipal dans sa délibération du 6 avril 2011 prescrivant l’élaboration du PLU n’avaient pas été respectées par la commune. Le Tribunal, après avoir rappelé que ladite délibération du 6 avril 2011 prévoit que les modalités de la concertation seront « – une exposition en mairie ; – une information dans le bulletin municipal ; la mise à disposition d’un cahier destiné à recueillir les observations du public » note, d’une part, que s’il est constant que le bulletin municipal de novembre/décembre 2011 comprend une information sur le projet de plan local d’urbanisme présentant les objectifs assignés à l’élaboration du plan, cette publication ne mentionne ni l’organisation d’une procédure de concertation, ni la mise en place d’une exposition et d’un registre permettant de recueillir les observations du public ; que, d’autre part, si une exposition a été organisée, cette exposition, qui n’a fait l’objet d’aucune mesure de publicité, ne l’a été qu’à compter de la fin du mois d’avril 2012 ; qu’en outre, faute d’informer les habitants de la commune de ce qu’un registre de concertation était mis à leur disposition, seule une observation a été recueillie sur ce registre ; que, s’il ressort des pièces du dossier qu’une réunion publique ayant réuni une quarantaine de personnes, a été organisée le 19 juin 2012, la commune d’Ozoir-la-Ferrière ne produit aucun élément sur les conditions dans lesquelles le public a été informé de cette réunion et de son objet ; que la très faible information du public…

L’exception d’illégalité d’un vice de forme ou de procédure n’est plus perpétuelle (CE, 18 mai 2018, n°414583)

Par Maître Sébastien BECUE (GREEN LAW AVOCATS) Le principe de sécurité juridique (des actes administratifs) prend de plus en plus de place au sein du contentieux administratif. Rappelons-le, le Conseil d’Etat a récemment jugé, par un arrêt Czabazj (13 juil. 2016, n°387763) que le principe de sécurité juridique « fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance », alors même que l’article R. 421-5 du CJA « semblait » indiquer précisément le contraire… C’est encore en considération de la sécurité juridique – même si plus implicitement – que les possibilités de régularisation dans le cadre de l’instance se multiplient dans les différents pans du contentieux administratif (voir pour un excellent article de portée générale sur ce point : « La régularisation d’un acte administratif après annulation conditionnelle : une technique en gestation », H. Bouillon, AJDA 2018, 142 ou encore, en matière d’installations classées, le récent avis du Conseil d’Etat dans l’affaire dite des « Mille vaches » : 22 mars 2018, n°415852 et notre commentaire). Aux termes d’une récente décision (CE, 18 mai 2018, n°414583), le Conseil d’Etat a rejeté le recours introduit par la CFDT à l’encontre d’un refus d’abroger un décret du 29 mars 2017 fixant la liste des emplois et types d’emplois des établissements publics administratifs de l’Etat prévue au 2° de l’article 3 de la loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’Etat en tant qu’il détermine la liste des emplois pour lesquels l’Institut national de la propriété industrielle (INPI). Deux moyens de légalité externe étaient invoqués par le syndicat contre le décret : l’un tenant à une possible irrégularité de la consultation du Conseil supérieur de la fonction publique de l’Etat, et l’autre tenant à ce que le décret finalement adopté différerait de celui soumis le gouvernement au Conseil d’Etat et de celui adopté par le Conseil d’Etat. Ces deux moyens sont purement et simplement écartés par le Conseil d’Etat après formulation d’un nouveau principe selon lequel les vices de forme et de procédure ne peuvent être invoqués contre un acte règlementaire après l’expiration du délai de recours contentieux ; implicitement mais nécessairement au nom là encore de la sécurité juridique. En conséquence, ces types de vice ne peuvent plus être invoqués : dans le cadre d’une action par voie d’exception dans le cadre d’un recours contre une décision administrative ultérieure prise pour l’application de l’acte règlementaire (« l’exception d’illégalité »), ni dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre la décision refusant d’abroger l’acte règlementaire (comme c’était le cas dans l’espèce). Restent cependant invocables les moyens de légalité interne, c’est-à-dire ceux relatifs à « la légalité des règles fixées par l’acte règlementaire », ainsi que les moyens relatifs à la compétence de l’auteur ou à l’existence d’un détournement de pouvoir. Notons que cette décision présente également un intérêt pour le mode d’emploi très clair qu’elle propose des modalités de recours à l’encontre d’un acte règlementaire. Pour le praticien du contentieux de l’urbanisme, le nouveau principe fait immédiatement écho aux dispositions de l’article L. 600-1 du code de l’urbanisme selon lesquelles l’illégalité pour vice de forme ou de procédure d’un document d’urbanisme ne peut être invoquée par voie d’exception après l’expiration d’un délai de six mois à compter de la prise d’effet du document en cause. Comme dans le cas de la jurisprudence Czabazj, le nouveau principe apparaît encore contra legem au contentieux de l’urbanisme, une lecture a contrario de cet article L. 600-1 semblant explicitement permettre la contestation d’un document d’urbanisme, acte qui présente à n’en pas douter un caractère réglementaire, pendant un délai de six mois… On verra quelles seront les conséquences de ce revirement de jurisprudence sur la substance du droit au recours : certaines obligations de forme et de procédure sont d’une telle importance qu’elles impactent le fond de la règle fixée par l’acte règlementaire (ainsi par exemple de certaines consultations obligatoires dans les matières techniques…)…raison pour laquelle aux termes de sa décision Danthony, le Conseil d’Etat avait à l’époque (peut-être plus subtilement que dans cette nouvelle décision) fait la différence entre ceux des vices qui doivent être considérés comme substantiels de ceux qui ne le sont pas, en considération de l’effet réel du vice sur le sens de la règle finalement adoptée.