Fonction publique : la protection fonctionnelle, du fait générateur à la prescription

Par Frank ZERDOUMI, juriste (Green Law Avocats)
En droit de la fonction publique, les agents publics bénéficient de la protection fonctionnelle codifiée aux articles L. 134-1 et suivants du Code général de la fonction publique.
Pour mémoire, l’article L. 134-1 précité dispose que :
« L’agent public ou, le cas échéant, l’ancien agent public bénéficie, à raison de ses fonctions et indépendamment des règles fixées par le code pénal et par les lois spéciales, d’une protection organisée par la collectivité publique qui l’emploie à la date des faits en cause ou des faits ayant été imputés de façon diffamatoire, dans les conditions prévues au présent chapitre. »
Comme l’a précisé le Conseil d’État dans sa décision du 20 mai 2016 Hôpitaux civils de Colmar (n° 387571 ), la protection fonctionnelle est un droit statutaire à protection qui découle des liens particuliers qui unissent une collectivité publique ou un établissement public à ses agents.
A ce titre, la Haute juridiction considère que ce principe général du droit s’applique à tous les agents publics, quel que soit le mode d’accès à leurs fonctions (CE, 8 juin 2011, n° 312700 ).
Bien que la jurisprudence administrative a consacré et précisé ce régime de protection, les juges du fonds ne cessent d’en délimiter les contours (voir notre commentaire sur CAA Versailles 9 février 2024 n° 22VE01436 ).
Notamment dans une récente décision, la Cour d’appel administrative de Bordeaux a dû étayer le régime de la prescription d’une demande de protection fonctionnelle (décision commentée : CAA Bordeaux, 18 décembre 2024, n° 23BX01832 ).
Pour mémoire, le délai de prescription de la demande de protection fonctionnelle est de quatre ans à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis (article 1er de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ).
Dans cette affaire, le 13 décembre 2013, Madame C, agent sous statut de la Chambre de commerce et d’industrie de La Réunion (CCIR), a déposé une plainte pour harcèlement moral auprès du Procureur de la République visant cet établissement public économique, son Président, son Directeur Général et deux Directeurs.
Le 30 octobre 2014, Madame B, collègue de Madame C, en a fait autant.
Le 28 août 2020, Madame B et Madame C ont demandé à leur employeur le bénéfice de la protection fonctionnelle : en effet, dans le cadre des plaintes précitées, elles étaient convoquées à une audience du Tribunal correctionnel de Saint-Denis le 16 octobre 2020, en leur qualité de victimes.
Le 8 octobre 2020, la Chambre de commerce et d’industrie a, par délibération, rejeté leur demande.
Madame B et Madame C ont donc saisi le Tribunal administratif de La Réunion.
Le 2 mai 2023, ce Tribunal a rejeté leur requête, au motif que le droit à la protection fonctionnelle constitue une créance au profit d’un agent à l’égard de son employeur et que cette créance, basée sur des faits de harcèlement moral qui se seraient produits entre 2012 et 2015, était prescrite.
Madame B et Madame C ont donc interjeté appel de ce jugement devant la Cour administrative d’appel de Bordeaux.
La demande de protection fonctionnelle des requérantes était-elle prescrite ?
Au contraire du Tribunal administratif de La Réunion, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a répondu à cette question par la négative, en se basant sur la convocation des agents publics à l’audience du Tribunal correctionnel, et non sur les agissements constitutifs du harcèlement. Elle a donc annulé le jugement ainsi que la délibération attaquée pour insuffisance de motivation (décision commentée : CAA Bordeaux, 18 décembre 2024, n° 23BX01832 ).
En premier lieu, la Cour rappelle que la protection fonctionnelle est un principe général du droit ouvert à l’ensemble des agents publics, tout en faisant référence aux nouvelles dispositions de l’article L. 134-1 du code générale de la fonction publique :
« D’une part, lorsqu’un agent public est mis en cause par un tiers à raison de ses fonctions, il incombe à la collectivité publique dont il dépend de le couvrir des condamnations civiles prononcées contre lui, dans la mesure où une faute personnelle détachable du service ne lui est pas imputable, de lui accorder sa protection dans le cas où il fait l’objet de poursuites pénales, sauf s’il a commis une faute personnelle, et, à moins qu’un motif d’intérêt général ne s’y oppose, de le protéger contre les menaces, violences, voies de fait, injures, diffamations ou outrages dont il est l’objet. Ce principe général du droit a d’ailleurs été expressément réaffirmé par la loi, notamment en ce qui concerne les fonctionnaires et agents non titulaires par l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 portant statut général de la fonction publique, désormais codifié aux articles L. 134-1 et suivants du Code général de la fonction publique et par les articles L. 2123-34, L. 2123-35, L. 3123-28, L. 3123-29, L. 4135-28 et L. 4135-29 du code général des collectivités territoriales, s’agissant des exécutifs des collectivités territoriales. Cette protection s’applique à tous les agents publics, quel que soit le mode d’accès à leurs fonctions » (décision commentée : CAA Bordeaux, 18 décembre 2024, n° 23BX01832, point 2 ).
En deuxième lieu, la Cour juge que la demande de protection fonctionnelle n’est pas prescrite en retenant comme point de départ du délai de prescription, le jour de la convocation devant le tribunal correctionnel :
« Toutefois, il ressort des pièces du dossier que la CCIR a été saisie d’une demande de protection fonctionnelle motivée par une convocation que les intéressées ont reçue pour une audience devant le tribunal correctionnel de Saint-Denis le 16 octobre 2020 dans le cadre des plaintes déposées pour harcèlement moral, faits dont il n’est pas allégué qu’ils auraient été prescrits pénalement à la date de la demande de protection fonctionnelle. Les intéressées n’ont pas revendiqué l’existence d’une créance liée au harcèlement moral qu’elles estiment avoir subi et n’ont présenté aucune demande indemnitaire en ce sens à la CCIR. Dès lors, la demande du 28 août 2020 tendait au bénéfice de la protection fonctionnelle aux fins de couvrir des frais consécutifs à une instance pénale en cours, motivée par une convocation intervenue seulement en 2020, et non à l’attribution d’une indemnité ou d’une demande en réparation dont serait redevable la CCIR liée au harcèlement moral que Mme B et Mme C estiment avoir subi entre 2012 et 2015. Par suite, Mme B et Mme C sont fondées à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif de La Réunion a jugé que leur demande de protection fonctionnelle était prescrite en application des dispositions de la loi du 31 décembre 1968 relatives à la prescription quadriennale » (CAA Bordeaux, 18 décembre 2024, n°23BX01832, point 6 ).
A la lecture des motifs de sa décision, la Cour a déterminé ce point de départ en se fondant sur les circonstances suivantes :
- Les faits d'harcèlement n'étaient pas prescrits pénalement à la date de la demande de protection fonctionnelle ;
- Les requérantes n'ont pas revendiqué l’existence d’une créance liée au harcèlement moral qu’elles estiment avoir subi ;
- Elles n’ont présenté aucune demande indemnitaire en ce sens à la CCIR.
Ainsi cet arrêt est l’occasion pour la Cour d’adopter une solution plus protectrice des agents publics, qui peut être mise en perspective avec la crainte des agents d’accorder une forme de publicité à leur plainte, spécialement en matière de harcèlement moral.
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