« AFFAIRE DU SIÈCLE » : VERS UNE RESPONSABILITÉ ÉCOLOGIQUE DE L’ÉTAT

Par Clémence AUQUE (Juriste, Green Law Avocats) Par un jugement du 3 février 2021 (TA Paris, 3 févr. 2021, « Association OXFAM France et autres », req. n°190467, 190468, 190472, 190476), le Tribunal administratif de Paris a jugé que « l’Etat doit être regardé comme responsable, au sens des dispositions […] de l’article 1246 du Code civil, d’une partie du préjudice écologique » résultant du réchauffement climatique (cons. n°34). En l’espèce, des associations avaient saisi le Premier ministre ainsi que plusieurs autres ministres d’un recours gracieux visant à obtenir la réparation et la cessation des préjudices causés par l’inaction de l’Etat en matière de pollution de l’air. Face au rejet de leur demande, les associations ont introduit un recours indemnitaire devant le Tribunal administratif de Paris. Ce recours avait pour principal objet d’obtenir la condamnation de l’Etat à prendre les mesures nécessaires à la cessation et à la réparation du préjudice écologique aggravé par son inertie.   Pour rappel, l’article 1247 du Code civil prévoit qu’« est réparable […] le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». Ainsi, le préjudice écologique se comprend comme un dommage grave causé à la nature, apprécié indépendamment des dommages causés par ricochet aux intérêts de l’Homme. Par son jugement du 3 février 2021, le Tribunal administratif de Paris reconnait que la carence de l’Etat à respecter ses objectifs de réduction de la pollution atmosphérique a participé à l’aggravation du préjudice écologique causé par le réchauffement climatique. Afin de déterminer les mesures devant être ordonnées à l’Etat pour procéder à la réparation dudit préjudice, le juge a également prescrit un supplément d’instruction. Bien que la doctrine ait d’ores et déjà pu minimiser l’impact de ce jugement avant-dire droit, il convient de donner à ce dernier toute la portée de son audace : l’admission du préjudice écologique au nombre des préjudices réparables par le juge administratif (I.). Une fois posé le principe d’une « responsabilité écologique » de l’Administration, le Tribunal a caractérisé en l’espèce l’existence d’un préjudice écologique (II.) avant de reconnaitre la responsabilité de l’Etat dans l’aggravation de ce dernier (III.). I/ L’accueil du  préjudice écologique : une rupture avec le classique du préjudice administratif En examinant la recevabilité du recours, le juge administratif considère que « les associations, agréées ou non, qui ont pour objet statutaire la protection de la nature et la défense de l’environnement ont qualité pour introduire devant la juridiction adminsitrative un recours tendant à la réparation du préjudice écologique » (cons. n°11). Le juge admet ainsi, au détour d’un examen de l’intérêt à agir des associations, la possibilité d’introduire une action en réparation du préjudice écologique devant la juridiction administrative. Bien avant la consécration du préjudice écologique par la Cour de cassation dans l’affaire Erika (Crim, 25 sept. 2012, n°10-82.938, Bull.), le juge administratif s’est refusé à réparer le préjudice écologique et ce, depuis un arrêt « Ville de Saint-Quentin » (CE, 12 juil. 1969, « Ville de Saint-Quentin, n°72068, 72079, 72080, 72084, Lebon). Ce refus était justifié par la spécificité de ce préjudice qui n’est pas causé à une personne mais aux éléments naturels. En témoigne le jugement du Tribunal administratif de Pau du 25 juin 2014 qui rejetait les demandes indemnitaires d’une association agréée en ces termes : « l’ASPAS n’est pas fondée à demander l’engagement de la responsabilité de l’Etat au titre du « préjudice écologique » qui résulterait des destructions illégalement opérées et de l’atteinte portée de ce fait à l’environnement, dès lors qu’un tel préjudice ne lui est pas personnel et qu’aucune norme ou principe général ne définit ni n’impose le principe d’une telle réparation par l’Etat au bénéfice d’une association agrée de défense de l’environnement […] » (TA Pau, 25 juin 2014, « Association pour la protection des animaux sauvages, n°1301172, 1301191. Voir également TA Amiens, 21 févr. 2012, Fédération de la Somme pour la pêche, n°1000282). Toutefois, le contexte juridique change en 2016 : la loi « Biodiversité » consacre le principe de la réparation du préjudice écologique au sein du Code civil et renforce le rôle des associations dans la représentation en justice des intérêts écologiques. Les associations et collectivités s’en prévalent devant le juge administratif pour demander réparation des préjudices écologiques imputables à l’Etat. Par son jugement du 3 février 2021, le Tribunal administratif de Paris saute le pas et admet la recevabilité de ces actions sur le fondement des articles 1246 et 1247 du Code civil. Et il faut alors prendre toute la mesure de cette acceptation du Tribunal administratif de Paris d’envisager la réparation du préjudice écologique :  c’est au visa du code civil et en citant intégralement les articles 1246 , 1247 et 1249 que la juridiction consacre en droit administratif la réception du préjudice écologique. Après tout, l’article 1247 dispose bien que « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer » … Mais ce stade il n’échappera à aucun administrativiste que cette réception devra si l’on dire s’acclimater des principes fondant la responsabilité administrative depuis la fameuse jurisprudence Blanco (TC 8 févr. 1873, Blanco, GAJA n° 1). Dit autrement la réception peut-être totale, sous bénéfice d’inventaire comme le voudrait l’idée que la responsabilité de l’Etat se singularise en étant  « ni générale ni absolue ». Or là encore le jugement commenté prend des options tranchées en la matière. II/ Le Tribunal annonce qu’il ordonnera une réparation en nature du préjudice écologique Se fondant sur un exposé technique détaillé des conséquences du réchauffement climatique, le Tribunal administratif de Paris identifie l’existence d’un préjudice écologique dû aux émissions de gaz à effet de serre et aggravé par l’inaction de l’Etat : accélération de la fonte des glaces, réchauffement des océans, érosion côtière, menaces sur la biodiversité des glaciers et du littoral. Ensuite, par application de l’article 1249 du Code civil, le Tribunal juge que la réparation de ce préjudice sera effectuée par priorité en nature, dès lors que les associations « ne démontrent pas que l’Etat serait dans l’impossibilité de réparer en nature le préjudice écologique dont le présent jugement le reconnait responsable » (cons. n°37). Le Tribunal prescrit alors…

Le juge, le climat et l’exécutif…

Par Maître Lucas DERMENGHEM, Avocat Of Counsel, GREEN LAW AVOCATS et Maître David DEHARBE, Avocat associé gérant, GREEN LAW AVOCATS Le 19 novembre 2020, le Conseil d’Etat a rendu une décision inédite à propos du respect, par l’Etat français, de ses engagements en matière de lutte contre le dérèglement climatique (CE 19 nov. 2020, n° 427301, COMMUNE DE GRANDE-SYNTHE et a). Les conclusions du rapporteur public sont publiées avec la présente note au Bulletin Juridique des Collectivités Locales cf. : Saisie par la commune de Grande-Synthe (Nord) et par son maire agissant à titre personnel, la Haute Assemblée s’est prononcée sur la légalité des décisions implicites de refus opposées par le Président de la République, le Premier ministre et le Ministre de la Transition Ecologique à la demande tendant notamment à ce que soient prises « toutes mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national de manière à respecter a minima les engagements consentis par la France au niveau international et national ». Pour statuer sur la légalité de ces refus implicites, le Conseil d’Etat était tout d’abord tenu d’examiner les différents engagements souscrits par la France en matière climatique sur le plan international, européen et national. Il s’agissait, ensuite, de vérifier si ces engagements étaient respectés par l’Etat, justifiant que celui-ci puisse se permettre de refuser l’édiction de mesures supplémentaires permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre. L’arrêt commenté présente tout d’abord l’intérêt de recenser d’une manière didactique les différentes normes auxquelles la France est liée en matière de lutte contre le dérèglement climatique. Le Conseil d’Etat dresse ainsi la liste des règles juridiques applicables en la matière, en débutant par le droit international pour terminer par les textes de droit national. Sur le plan international, le Conseil d’Etat rappelle les termes des articles 2 et 3 de la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) du 9 mai 1992, à laquelle la France est partie, avant de mentionner le fameux article 2 de l’accord de Paris du 12 décembre 2015 conclu dans le cadre de la CCNUCC, lequel contient l’objectif – âprement débattu – consistant à contenir l’élévation de la température moyenne « nettement en dessous de 2° C par rapport aux niveaux préindustriels » et à « poursuivre l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5° C par rapport aux niveaux préindustriels ». Au niveau communautaire, le Conseil d’Etat mentionne : – la décision 94/69/CE du 15 décembre 1993 par laquelle le Conseil a approuvé la CCNUCC au nom de la Communauté européenne, devenue l’Union européenne ; – le premier « Paquet Energie Climat 2020 », composé en particulier de la décision n° 406/2009/CE du 23 avril 2009 relative à l’effort à fournir par les États membres pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre afin de respecter les engagements de la Communauté en matière de réduction de ces émissions jusqu’en 2020, ayant notamment pour objectif une réduction de 20 % des émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990. Aux termes de l’annexe II de cette décision, la France s’est vue définir un objectif de réduction de 14% de ses émissions de CO2 par rapport aux niveaux d’émissions de 2005. – le second « Paquet Energie Climat » reposant notamment sur le règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018, édicté afin de respecter les engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris. Aux termes de l’annexe I de ce règlement, la France est tenue de réduire ses émissions de CO2 de – 37% en 2030 par rapport à leur niveau de 2005. Enfin, à l’échelle nationale, il est rappelé que le législateur français a institué l’article L. 100-4 du code de l’énergie fixant un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40% entre 1990 et 2030 et l’atteinte de la neutralité carbone à l’horizon 2050 en divisant les émissions de gaz à effet de serre par un facteur supérieur à six entre 1990 et 2050. L’objectif de – 40% en 2030 que s’est fixé la France est ainsi plus ambitieux que ce qui lui a été attribué au niveau communautaire. Le Conseil d’Etat rappelle qu’en vue d’atteindre cet objectif, l’article L. 222-1 A du code de l’énergie prévoit un dispositif de « budget carbone » fixé par décret, pour la période 2015-2018 puis pour chaque période consécutive de cinq ans. Le budget carbone correspond ainsi à un total d’émission de gaz à effet de serre pour une période déterminée, qui ne doit pas être dépassé. Le Conseil d’Etat indique qu’en vertu de l’article 2 du décret du 18 novembre 2015 : « Les budgets carbone des périodes 2015-2018, 2019-2023 et 2024-2028 sont fixés respectivement à 442, 399 et 358 Mt de CO2eq par an, à comparer à des émissions annuelles en 1990, 2005 et 2013 de, respectivement, 551, 556 et 492 Mt de CO2eq. ». Après avoir listé les engagements que s’est fixés la France en matière de lutte contre le dérèglement climatique, la Haute Assemblée rappelle que les stipulations de la CCNUCC et de l’accord de Paris sont dépourvues d’effet direct mais doivent néanmoins être prises en considération pour l’interprétation des dispositions de droit national, qui ont pour objet de les mettre en œuvre. Ensuite, pour apprécier la légalité des décisions de refus des autorités sollicitées d’édicter des mesures supplémentaires permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre, le Conseil d’Etat constate tout d’abord que la France a « substantiellement dépassé » le premier budget carbone qu’elle s’était allouée pour la période 2015-2018, d’environ 62 Mt de CO2eq par an. Cependant, pour le Conseil d’Etat, cette circonstance n’est à elle seule pas de nature à caractériser une insuffisance des efforts pour atteindre les objectifs de réduction fixés. En effet, pour effectuer cette analyse, la Haute Assemblée a entendu prendre en considération les différentes périodes pour lesquelles un budget carbone a été fixé, soit 2019-2023, 2024-2028 et 2029-2033. En d’autres termes, pour le…

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