Coût excessif + atteinte à l’environnement = bilan négatif de l’utilité publique

Par Maître David DEHARBE (Green Law Avocats) Par un arrêt du 28 juin 2021, le Conseil d’Etat (n° 434150 téléchargeable ici) a jugé qu’un projet de prolongement d’un boulevard urbain d’un coût financier unitaire au kilomètre important et portant une atteinte excessive à un paysage remarquable ne peut passer avec succès le contrôle du bilan dit coûts-avantages justifiant l’utilité publique (CE, ass., 28 mai 1971, req. n° 78825, Lebon 409 ; par ex. pour d’autres bilans négatifs : CE, Assemblée, 28 mars 1997, n° 170856 et 170857 et CE, 11 décembre 2019, préfet d’Eure-et-Loir, req. n° 419760, mentionné aux tables). Depuis l’arrêt Ville Nouvelle Est du 28 mai 1971, on le sait le juge apprécie le caractère d’utilité publique d’une opération nécessitant l’expropriation d’immeubles ou de droits réels immobiliers, non  seulement en s’assurant qu’elle répond à une finalité d’intérêt général, mais procède surtout au bilan « coûts-avantages » : l’opération ne doit pas comporter d’inconvénients « excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente ». En l’espèce, par un arrêté du 7 juillet 2014, le préfet des Alpes-Maritimes a déclaré d’utilité publique le projet de prolongement de la route départementale (RD) n° 6185 entre la RD n° 9 et la RD n° 2562 sur le territoire de la commune de Grasse et a autorisé le département des Alpes-Maritimes à acquérir les immeubles nécessaires à la réalisation du projet. Puis, par un arrêté du 16 octobre 2015, le préfet a déclaré immédiatement cessibles les immeubles désignés à l’état parcellaire. L’association de défense des riverains du quartier de Château-Folie et de ses environs, l’association de défense de l’environnement des quartiers Saint-Antoine et Saint-Jacques et la société Jacques Chibois ont demandé au tribunal administratif de Nice d’annuler l’arrêté du 7 juillet 2014 du préfet des Alpes-Maritimes portant déclaration d’utilité publique du projet de prolongement de la route départementale n° 6185 entre la route départementale n° 9 et la route départementale n° 2562 à Grasse et la décision implicite de refus du préfet de retirer cet arrêté. Des particuliers demandaient également au tribunal administratif de Nice d’annuler le même arrêté du 7 juillet 2014 ainsi que l’arrêté du 16 octobre 2015 par lequel le préfet a déclaré immédiatement cessibles les immeubles désignés à l’état parcellaire nécessaires à la réalisation du projet. Par deux jugements n° 1500036 et n° 1405215-1505091 du 7 février 2017, le tribunal administratif a rejeté leurs demandes. Par un arrêt n° 17MA01570, 17MA01463 du 8 juillet 2019, la cour administrative d’appel de Marseille a, sur appel de l’association de défense des riverains du quartier de Château-Folie et de ses environs et autres, annulé ce jugement et l’arrêté du 7 juillet 2014 du préfet des Alpes-Maritimes ainsi que l’arrêté du 16 octobre 2015 en tant qu’il concerne les parcelles appartenant au particulier requérant. Saisie en cassation, le Conseil d’Etat rappelle qu’« une opération ne peut être déclarée d’utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social ou l’atteinte à d’autres intérêts publics qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente ». Or, « pour juger illégale la déclaration d’utilité publique qui lui était soumise, la cour administrative d’appel a retenu que le projet, qui consiste à créer un boulevard urbain dans le prolongement de la RD 6185 existante afin d’améliorer la circulation automobile entre l’extérieur et le centre de la ville de Grasse pour faciliter les échanges entre les quartiers, renforcer la desserte locale et améliorer la sécurité dans le secteur, avait un coût très élevé, évalué à 68 millions d’euros pour la création d’une voie de 1 920 mètres, soit 34 millions d’euros par kilomètre, s’expliquant par la construction de deux viaducs, trois ponts routiers, de 5 500 m2 de murs de soutènement et de 2 100 mètres de murs acoustiques. La cour a aussi jugé que la réalisation du projet aurait un impact très visible dans le paysage remarquable dans lequel il est appelé à s’inscrire, en particulier du fait des deux viaducs, d’une longueur et d’une hauteur respectives de 150 mètres et de 20 mètres pour le premier et de 210 mètres et de 27 mètres pour le second, et serait ainsi de nature à gravement altérer le caractère du site, regardé comme exceptionnel, en dépit des mesures visant à atténuer les effets du projet sur le paysage décrites dans l’étude d’impact. En déduisant de ces constatations, exemptes de dénaturation, par un arrêt suffisamment motivé, que le coût financier du projet et les atteintes portées à un paysage remarquable étaient excessifs au regard de l’intérêt public que présente la réalisation du projet, la cour administrative d’appel a exactement qualifié les faits de l’espèce ». Le Conseil d’Etat pouvait parfois censurer des bilans d’ouvrages routiers « sans qu’il y ait lieu de rechercher si les atteintes à l’environnement seraient excessive » en considérant « que le coût financier au regard du trafic attendu doit être regardé à lui seul comme excédant l’intérêt de l’opération et comme de nature à lui retirer son caractère d’utilité publique  » (CE, ass., 28 mars 1997, n° 170856 et 170857, Lebon, téléchargeable sur Doctrine). Désormais l’environnement semble donner (si l’on ose dire !) le coup de grace aux projets d’ouvrage pharaoniques … Et en l’espèce l’analyse critique par l’autorité environnementale du projet n’y est pas pour rien. Comme l’avaient relevé les juges d’appel « l’autorité environnementale saisie a estimé que ce projet à caractère urbain s’insérait  » dans l’un des plus beaux balcons de la Côte d’Azur  » et que l’analyse des impacts, succincte, ne mettait pas en avant les modifications importantes du secteur en terme de grand paysage entraînées par l’implantation d’ouvrages exceptionnels ».

La commune peut se constituer partie civile pour protéger son environnement

Par David DEHARBE (Green Law Avocats) Les collectivités locales sont de plus en plus tentées et d’ailleurs incitées par le droit positif à se constituer parties civiles en cas d’atteinte à leur environnement et plus généralement au cadre de vie de leurs résidents. L’affaire de l’Erika a ainsi vu les collectivités obtenir en appel la recevabilité de leur action civile tendant à la réparation du préjudice écologique (CA Paris, 30 mars 2010, 08/02278 Clemente et a. c/ Conseil Général de la Vendée et a.). Et depuis que la loi sur la protection de la biodiversité a inscrit dans le code civil le principe selon lequel « Toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer » (art. 1246), il est désormais acquis que « les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné » (art. 1248) ont vocation à déclencher les actions judiciaires permettant la réparation de ce nouveau chef de préjudice. Un arrêt récent de la Cour de cassation (Cass. crim., 2 mai 2018, n° 17-82.854.) signalé par Thierry Fossier (Droit de l’environnement, n°271, oct. 2018, p. 329), doit retenir l’attention car il systématise finalement cette solution, aux atteintes à l’environnement constitutives d’une infraction pénale  trouvant leur base légale dans une règle du code de l’environnement et méconnue sur le territoire communal. La Cour d’appel de Chambéry avait déclaré une société et son gérant coupables de construction ou aménagement de terrain sur la commune de Veyrier- du-Lac dans une zone interdite par un plan de prévention des risques naturels (PPRN) et les a respectivement condamnées au paiement d’une amende de 5 000 euros dont 2 000 euros avec sursis, et de 10 000 euros, dont 5 000 euros avec sursis. Ce faisant la Cour avait aggravé les sanctions infligées par les premiers juges. Mais la Cour de cassation relève que cette aggravation de la peine est intervenue sans prendre en compte les ressources et les charges des prévenus, pour considérer que la cour d’appel n’a pas justifié sa décision. En effet « en matière correctionnelle, le juge qui prononce une amende doit motiver sa décision au regard des circonstances de l’infraction, de la personnalité et de la situation personnelle de son auteur, en tenant compte de ses ressources et de ses charges ». Mais pour l’environnementaliste cette censure doit sans doute moins retenir l’attention que le rejet en ces termes du 3ème moyen du pourvoi : « Attendu que, pour confirmer le jugement ayant condamné les prévenus à verser un euro de dommages-intérêts à la commune de Veyrier- du-Lac, l’arrêt retient que celle-ci justifie d’un préjudice en relation directe et certaine avec les faits objet de leur condamnation ; Attendu qu’en prononçant ainsi, et dès lors que la méconnaissance des règles du code de l’environnement cause nécessairement un préjudice à la commune, la cour d’appel a justifié sa décision ». Si une commune est effectivement recevable à se constituer partie civile contre la personne qui réalise des travaux sur son territoire en méconnaissance d’une règle d’urbanisme (Cass crim 4 avril 2018, n°17-81083), c’est la première fois que la Haute juridiction décline cette solution à propos d’une règle qu’elle qualifie expressément « d’environnementale ». Reste que les dispositions d’un PPRN pour trouver leur cadre juridique dans le code de l’environnement constituent des servitudes à annexer au Plans Locaux d’Urbanisme et se trouvent sanctionner au titre du code de l’urbanisme (cf. L 480-4 CU et L562-5 code de l’environnement). En tout état de cause, cette reconnaissance large de la compétence de la commune pour sanctionner civilement les atteintes à l’environnement sur son territoire lève l’obstacle de la démonstration de l’exercice d’une compétence administrative. Comme l’avait d’ailleurs relevé la Cour d’appel de Paris dans l’affaire de l’Erika lorsqu’elle avait consacré le préjudice écologique :  « Il n’est donc pas nécessaire, comme l’ont énoncé les premiers juges, que les collectivités territoriales disposent d’une compétence spéciale en matière d’environnement leur conférant une responsabilité particulière pour la protection, la gestion et la conservation d’un territoire pour demander réparation des atteintes à l’environnement causées sur ce territoire par l’infraction, condition nécessaire pour leur reconnaître un préjudice direct » (CA Paris, 30 mars 2010, 08/02278 Clemente et a. c/ Conseil Général de la Vendée et a.).