De l’anxiété d’être exposé à une substance toxique à l’anxiété de ne pas être indemnisé…
Par Maître Marie-Coline GIORNO (Green Law Avocats) Aux termes de cinq décisions du 13 octobre 2021, deux publiées au bulletin (Cass. soc., 13 octobre 2021, nos 20-16.585 20-16.586 20-16.587 20-16.588 20-16.589 20-16.590 20-16.591 20-16.592 20-16.594 20-16.595 20-16.596 20-16.597 20-16.600 20-16.601 20-16.602 20-16.603 20-16.604 20-16.605 20-16.606 20-16, publié au bulletin et Cass. soc., 13 octobre 2021, n os 20-16.584 20-16.598 20-16.599, publié au bulletin) et trois inédites (Cass. soc., 13 octobre 2021, n° 20-16.593, Cass. soc., 13 octobre 2021, 20-16.617 et Cass. soc., 13 octobre 2021, 20-16.583), la chambre sociale de la Cour de cassation a affiné sa jurisprudence concernant la caractérisation du trouble d’anxiété suite à l’exposition de travailleurs à de l’amiante ou à des substances nocives ou toxiques telles que le benzène. Ces décisions viennent compléter la jurisprudence applicable en la matière. A cet égard, il convient de rappeler que l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 modifiée a créé un régime particulier de préretraite permettant notamment aux salariés ou anciens salariés des établissements de fabrication de matériaux contenant de l’amiante figurant sur une liste établie par arrêté ministériel de percevoir, sous certaines conditions, une allocation de cessation anticipée d’activité (ACAATA). Par un arrêt du 11 mai 2010 (Cass. Soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241, publié au bulletin), la Cour de cassation a reconnu aux salariés ayant travaillé dans un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi précitée et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel, le droit d’obtenir réparation d’un préjudice spécifique d’anxiété tenant à l’inquiétude permanente générée par le risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante. Ce droit a ensuite été ouvert par la Cour de cassation aux salariés n’ayant pas travaillé dans un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi précitée par une décision du 5 avril 2019 (Cass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442, publié au bulletin). Aux termes de cette décision de 2019, la Cour de cassation a estimé « en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, que le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifiée » ; Elle en déduit qu’il est nécessaire « caractériser le préjudice d’anxiété personnellement subi par M. K… et résultant du risque élevé de développer une pathologie grave » et censure la Cour d’appel de Paris qui n’avait pas suffisamment caractérisé ce préjudice lorsqu’elle avait considéré que « le préjudice résultant de l’inquiétude permanente, éprouvée face au risque de déclaration à tout moment de l’une des maladies mortelles liées à l’inhalation de fibres d’amiante, revêt comme tout préjudice moral un caractère intangible et personnel, voire subjectif ». La Cour de cassation exigeait donc, dès 2019, une véritable caractérisation personnelle du préjudice d’anxiété subi par un salarié du fait de son exposition à l’amiante. Les cinq décisions de la Cour de cassation du 13 octobre 2021 s’inscrivent dans la droite ligne de cette décision. Aux termes de ces cinq décisions, la Cour de cassation rappelle tout d’abord le principe posé par sa décision du 5 avril 2019 selon lequel, en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante ou, le cas échéant, à une autre substance toxique ou nocive, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité. Ensuite, la Haute juridiction ajoute que « Le salarié doit justifier d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant d’un tel risque. », reprenant ainsi l’exigence d’un préjudice d’anxiété personnel posée par sa décision du 5 avril 2019 précitée. Elle précise enfin, et c’est là le véritable apport de ces cinq décisions, que « Le préjudice d’anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition au risque créé par une substance nocive ou toxique, est constitué par les troubles psychologiques qu’engendre la connaissance de ce risque élevé de développer une pathologie grave par les salariés. » Ce faisant, elle explique ce qu’elle attend dans la démonstration du préjudice d’anxiété subi par des salariés exposés à une substance nocive ou toxique : il faut que le préjudice soit personnellement subi et que la connaissance du risque élevé de développer une maladie grave engendre des « troubles psychologiques » chez le salarié. La seule exposition au risque ne suffit pas. Elle en déduit alors que ne donne pas de base légale à sa décision, la cour d’appel qui, pour allouer aux salariés une indemnité en réparation de leur préjudice d’anxiété, se détermine par des motifs généraux, insuffisants à caractériser le préjudice personnellement subi par les salariés, résultant du risque élevé de développer une pathologie grave en se fondant, par exemple, sur une attestation d’exposition au risque (cf. les deux décisions publiées au bulletin du 13 octobre 2021 précitées). En revanche, si ce préjudice d’anxiété est établi personnellement par chaque salarié concerné, par exemple en faisant état de véritables problèmes médicaux, il peut être indemnisé (cf. les trois décisions inédites du 13 octobre 2021 précitées). En conséquence, ces décisions précisent exactement ce qui est attendu pour la démonstration du préjudice d’anxiété et insistent sur le caractère personnel de ce préjudice. De ce fait, elles restreignent l’indemnisation des salariés exposés : ces derniers ne peuvent uniquement se prévaloir d’une exposition au risque pour démontrer l’existence d’un tel préjudice et doivent justifier qu’ils subissent des troubles psychologiques du fait de la connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave à la suite de leur exposition à une substance nocive ou toxique.