Construction : précisions sur la notion d’ouvrage immobilier avec une fonction industrielle (Cass, 4 avril 2019)

Commentaire de Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 4 avril 2019, 18-11.021, Publié au bulletin – Par Me Valentine SQUILLACI, avocat of counsel – Green Law Avocats La notion juridique « d’ouvrage immobilier » conditionne l’application des règles relatives à la responsabilité sans faute des constructeurs et fait l’objet d’une jurisprudence abondante dès lors qu’elle n’est pas définie par le Code Civil. L’article 1792 du code civil dispose que le constructeur est responsable envers celui qui commande la réalisation de la construction (le maître d’ouvrage), pendant 10 ans à compter de la réception, des dommages affectant l’ouvrage, un de ses éléments constitutifs ou l’un de ses éléments d’équipement indissociable. En l’absence de définition de ces notions, il est revenu au juge d’en esquisser les contours. Extension du champ de la garantie décennale La Cour de cassation, par un arrêt du 4 avril 2019 (Cass, 3e Civ., 4 avr.2019, n°18-11.021, n°290), poursuit un mouvement d’extension du champ de la garantie décennale par l’adoption d’une conception souple de l’ouvrage immobilier. En effet, elle y réaffirme la notion d’ouvrage immobilier participant à une fonction industrielle. En l’espèce, différentes sociétés assurées au titre de la garantie décennale se sont vues confier la réalisation d’une installation de manutention de bobines d’aciers. Cette installation, composée d’une structure fixe et d’une structure mobile (pont roulant), permettait le déplacement des bobines d’un point à un autre de l’usine. Des désordres étant apparus, le maître d’ouvrage a diligenté une expertise qui a révélé des défauts de conception rendant l’ouvrage impropre à sa destination. Il a donc engagé la responsabilité des différents intervenants afin d’obtenir l’indemnisation de ses préjudices. La cour d’appel qualifie l’installation d’ouvrage immobilier, ce qui induit l’engagement de la responsabilité des maîtres d’œuvres au titre de la garantie décennale ainsi que la garantie de leurs assureurs responsabilité décennale respectifs. Ces derniers, pourvus en cassation, s’attachent à démontrer que l’installation litigieuse est un élément d’équipement « dont la fonction est purement industrielle ». En effet, avant la réforme de l’assurance-construction opérée par l’ordonnance du 9 juin 2005 et l’introduction de l’article 1792-7, excluant du champ de la responsabilité décennale « les équipements dont la fonction exclusive est de permettre l’exercice d’une activité professionnelle dans l’ouvrage », la jurisprudence avait, de son propre chef, exclu les process industriels du champ d’application de la garantie décennale (Cass, 3e Civ., 4 nov. 1999, 98-12.510, Bull). Les tribunaux considéraient en effet que la défaillance de l’outil de travail compromet l’activité de l’entreprise, mais sans avoir d’incidence sur l’usine qui l’abrite et qui continue à remplir sa fonction d’”ouvrage”. Ainsi, les juges excluaient du régime de la responsabilité décennale et de l’assurance obligatoire les dommages atteignant les éléments d’équipement exclusivement professionnels, au motif que ces éléments ne sont pas destinés à répondre aux contraintes d’exploitation et d’usage de l’ouvrage. C’est pourquoi les auteurs du pourvoi avaient intérêt à soutenir que l’installation défectueuse constituait un élément d’équipement industriel ne pouvant pas être assimilé à un ouvrage. Ces derniers ont ainsi fait valoir devant la Cour que  : L’installation avait pour finalité la manutention des colis, sa fonction exclusive est donc de permettre l’exercice d’une activité professionnelle ; De surcroît, l’installation fixe pouvait être ôtée ou déplacée sans détériorer le bâtiment ou compromettre son usage. La cour de cassation rejette les arguments des maîtres d’œuvre « ayant relevé que les travaux confiés à la société Couturier concernait des travaux de charpente métallique, couverture, bardage, création de poutres et poteaux métalliques, […] la cour d’appel, qui, motivant sa décision et répondant aux conclusions prétendument délaissées, a pu en déduire, […], que cette installation constituait un ouvrage et que son ancrage au sol et sa fonction sur la stabilité de l’ensemble permettaient de dire qu’il s’agissait d’un ouvrage de nature immobilière, a légalement justifié sa décision de ce chef ; »   Un ouvrage immobilier à fonction industrielle Pour qualifier le bien d’ouvrage immobilier en dépit d’une fonction industrielle affirmée, la cour a recours à la réunion de trois critères : ancrage au sol, importance des travaux et participation de l’installation à l’intégrité de la structure. Un ouvrage immobilier se définit classiquement par l’existence d’un ancrage au sol ou au sous-sol ayant nécessité des travaux de fondation ou d’implantation. C’est en l’espèce ce que retient la cour qui rappelle que « l’ensemble charpente-chemin de roulement était constitué d’une structure fixe ancrée au sol, dont l’ossature reposait sur des poteaux fixes érigés sur des fondations en béton […] ». L’ampleur des travaux semble également avoir été retenue par la Cour afin de qualifier l’ouvrage immobilier : « Mais attendu qu’ayant relevé que les travaux confiés à la société C…concernaient des travaux de charpente métallique, couverture, bardage, création de poutres et poteaux métalliques […] ». L’énumération de ces différents travaux nécessaires à la construction met l’accent sur leur importance. Cette solution est à rapprocher d’un cas à l’occasion duquel la cour avait qualifié d’ouvrage immobilier une canalisation de six kilomètres en dépit de l’absence d’ancrage au sol (Cass. 3e civ., 19 janv. 2017, n° 15-25.283, Bull.). La cour retient enfin la participation de l’installation à l’intégrité de la structure afin de lui reconnaitre la nature d’ouvrage immobilier. En l’espèce, l’installation litigieuse, en sus d’être ancrée au sol, remplissait une fonction au regard de la stabilité de la charpente du bâtiment, ce qui permet à la cour d’écarter la qualification d’élément d’équipement à vocation industrielle. Ici, la Cour de cassation applique une acception stricte de cette notion, acception qui correspond d’ailleurs au texte de l’article 1792-1 issu de la réforme de 2005, donc postérieur aux faits de l’espèce. En effet, l’article 1792-7 dispose que « ne sont pas considérés comme des éléments d’équipement d’un ouvrage […] les éléments d’équipement, y compris leurs accessoires, dont la fonction exclusive est de permettre l’exercice d’une activité professionnelle dans l’ouvrage. » Or en l’espèce, il ressort de la motivation de la cour de cassation que l’installation ne remplissait pas une fonction exclusivement industrielle. La réunion de ces trois critères permet ainsi d’exclure la qualification d’élément d’équipement à vocation industrielle.   Cette solution ou cette méthode d’appréciation de la nature…

Construction: Garantie décennale, assurance obligatoire et dommages aux existants : la tentative de clarification du Sénat par le projet de loi ELAN adopté le 25 juillet 2018

Par Me Valentine SQUILLACI- Avocat (GREEN LAW AVOCATS) Il y a maintenant un an, la Cour de Cassation a créé la surprise sur une question juridique intéressant le domaine de la construction. La Haute juridiction retenait alors que « les désordres affectant des éléments d’équipement, dissociables ou non, d’origine ou installés sur existant, relèvent de la responsabilité décennale lorsqu’ils rendent l’ouvrage dans son ensemble impropre à sa destination, la cour d’appel a violé le texte susvisé » (Cass. 3e civ., 15 juin 2017, n° 16-19.640 confirmé par Civ. 3e, 29 juin 2017, n° 16-16.637, Cass. 3e civ., 14 sept. 2017, n° 16-17.323) En d’autres termes, la garantie décennale n’est donc plus uniquement due par le constructeur d’un ouvrage mais par toute personne intervenant sur un ouvrage pour y installer un élément d’équipement, dissociable ou non (installateur d’une pompe à chaleur, d’une cheminée …) et s’étend aux dommages affectant l’ouvrage existant, dès lors qu’ils rendent ce dernier impropre à sa destination. Afin de tenter de limiter leur garantie dans une telle hypothèse, les assureurs de responsabilité décennale ont invoqué les dispositions de l’article L243-1-1 II) du Code des assurances qui excluent du champ de l’assurance obligatoire les « ouvrages existants avant l’ouverture du chantier, à l’exception de ceux qui, totalement incorporés dans l’ouvrage neuf, en deviennent techniquement indivisibles. » Créant à nouveau la surprise, la Cour de Cassation s’est alors fondée quelques mois plus tard sur une application littérale du texte et a considéré que ces dispositions « ne sont pas applicables à un élément d’équipement installé sur existant » (Cass. 3e civ., 26 oct. 2017, n° 16-18.120).   La Cour de Cassation considère donc aujourd’hui que les dommages aux existants (incorporés ou non) sont couverts par l’assurance obligatoire de responsabilité décennale dès lors qu’ils résultent de l’installation d’un équipement sur existant, et non de la construction d’un ouvrage. Cette position de la Cour de Cassation crée en pratique deux séries de difficultés : D’une part, les simples installateurs d’équipements qui ignorent être désormais tenus à la garantie décennale s’exposent à des poursuites pénales, le défaut de souscription d’une telle assurance étant un délit en application de l’article L243-3 du Code des assurances ; D’autre part, du point de vue des assureurs, le prisme des dommages couverts au titre de l’assurance obligatoire est significativement élargi puisqu’il s’étend désormais aux désordres ayant pour origine un élément d’équipement dissociable d’origine ou installé sur existant. On imagine donc que le lobby des assureurs a activement œuvré pour obtenir une réponse législative à cette « dérive » jurisprudentielle… C’est ainsi que le 25 juillet 2018 le Sénat a adopté le « Projet de loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique » (disponible ici), dit « ELAN », qui prévoit notamment une nouvelle rédaction de l’article L.243-1-1 II) du Code des assurances en ces termes : « II. – Les assurances obligatoires prévues aux articles L. 241‑1, L. 241‑2 et L. 242‑1 ne sont pas applicables et ne garantissent pas les dommages, aux existants avant l’ouverture du chantier, à l’exception de ceux qui, totalement incorporés dans l’ouvrage neuf, en deviennent techniquement indivisibles. » La modification est subtile et il n’est pas certain qu’elle sera de nature à modifier la position de la Cour de Cassation… Bien que cette dernière n’ait pas expliqué pourquoi, selon elle, les dispositions de l’article L.243-1-1 II) du Code des assurances « ne sont pas applicables à un élément d’équipement installé sur existant », on peut imaginer que c’est dans la mesure où ce texte évoque un « ouvrage neuf ». Or, cette référence n’a pas été supprimée par le Sénat. Il convient donc de suivre attentivement le travail de la commission mixte paritaire qui a été convoquée après la première lecture du texte par les deux assemblées.