
Maîtres Stéphanie Gandet et Sébastien Bécue, Green Law Avocats
Par un arrêt du 15 décembre 2022 (n°21LY00407, 22LY00073, jurisprudence cabinet disponible ici, la Cour administrative d’appel de Lyon se prononce sur la question de la soumission à la dérogation « espèces protégées » d’un parc éolien en exploitation.
Il s’agit de la première application du raisonnement proposé par le Conseil d’Etat dans son avis tout récent du 9 décembre 2022 (n°463563).
C’est l’occasion pour le cabinet GREEN LAW AVOCATS de revenir sur les récents développements jurisprudentiels en la matière.
1. Jusqu'à présent : Le flou jurisprudentiel devant les juges du fond (CAA Douai, 27 avril 2022, n°20DA01392)
Au cours des années 2021 et 2022 un flou important s’est développé devant les juridictions du fond concernant la question de la soumission des projets à dérogation « espèces protégées ».
Alors que certaines juridictions retiennent une appréciation relativement fine du risque pour les espèces protégées, la Cour administrative d’appel de Bordeaux, dans une série d’arrêts, juge qu’une dérogation « espèces protégées » est nécessaire même lorsque le risque pour les espèces est faible. Surtout, la Cour considère que la caractérisation du risque doit se faire sans tenir compte des mesures d’évitement et de réduction.
Saisie des mêmes questions, la Cour administrative d’appel de Douai décide d’interroger le Conseil d’Etat sur deux points :
Est-ce qu’une dérogation est nécessaire dès le premier spécimen à risque, ou « faut-il que le projet soit susceptible d’entraîner ces atteintes sur une part significative de ces spécimens ou habitats en tenant compte notamment de leur nombre et du régime de protection applicable aux espèces concernées ? »
Est-ce que dans le cadre de l’appréciation du risque, il doit être tenu compte des mesures d’évitement et de réduction proposées ? (CAA Douai, 27 avril 2022, n°20DA01392).
Les conséquences sont fondamentales.
Si la réponse est négative à l’une de ces deux questions, alors l’ensemble des projets éoliens, et un grand nombre d’activités courantes (sylviculture, agricole etc.), pourraient, du seul fait de leur nature, être soumis à dérogation « espèces protégées ». En effet, la mise en œuvre de ces activités, même régulée au mieux, comporte toujours un risque de destruction accidentelle et exceptionnelle de spécimens d’espèces protégées. Etant rappelé que la quasi-totalité des espèces sauvages présentes sur le territoire sont strictement protégées.
Or le régime de la dérogation n’est à l’évidence pas conçu pour s’appliquer à un si grand nombre d’activités. D’une part, les critères de délivrance sont trop exigeants pour s’appliquer à des « petits projets » et, d’autre part, l’administration n’est pas dotée des moyens humains lui permettant de gérer un tel afflux de demandes de dérogation.
Par ailleurs, d’un point de vue de la protection de l’environnement, le débat sur la soumission à dérogation n’est pas forcément le plus intéressant : s’agissant d’activités courantes ou de projets d’intérêt général, la clé réside plus dans la définition de mesures de réduction, d évitement et de compensation pertinentes et appropriées que dans l’application d’un régime procédural très lourd.
2. La position du juge judiciaire : L’arrêt de la Cour de cassation (Civ. 3, 30 nov. 2022, n°21-16.404)
Avant la publication de l’avis du Conseil d’Etat, la Cour de cassation décide de confirmer un arrêt de la Cour d’appel de Versailles condamnant des exploitants éoliens à indemniser des associations de protection de l’environnement suite à la découverte de nombreux cas de mortalité de rapaces protégés dans un grand parc héraultais.
Le cas d’espèce est particulier, et prête certainement à débat en ce qui concerne la question de la soumission de ce parc à dérogation, puisque la mortalité constatée est qualifiée d’importante par le juge du fond et concerne un rapace très protégé.
Pour autant, un passage de l’arrêt pose question : la Cour indique que les juges du fond n’avaient pas, pour considérer qu’une dérogation était nécessaire, à « caractériser l’atteinte portée à la conservation de l’espèce protégée en cause, dès lors que celle-ci résultait de la constatation de la destruction d’un spécimen appartenant à l’espèce ».
Certes, il résulte d’une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) que l’état de conservation de l’espèce ne doit pas être pris en compte (CJUE, 4 mars 2021, n°C-473/19). Pour autant, la CJUE n’a jamais indiqué que le principe s’appliquait dès le premier spécimen détruit.
Et si les arrêtés ministériels de protection prévoient une protection dès le premier spécimen, leur application se fait sous le contrôle du Conseil d’Etat qui décide de les écarter quand les conséquences d’une telle application sont disproportionnées eu égard aux autres intérêts en présence (CE, 15 avr. 2016, n°363638).
Le besoin d’un avis du Conseil d’Etat mesuré apparaissait alors encore plus criant : en plus de voir son projet soumis à dérogation, l’exploitant qui découvre un cas de mortalité, même accidentel et malgré la mise en œuvre de mesures de réduction, serait désormais susceptible de voir sa responsabilité pénale engagée…
Rappelons que ce principe s’applique également au « moineau commun », qui est protégé de la même manière par l’arrêté ministériel du 29 octobre 2009 que des espèces de rapaces plus rares.
3. Une clarification attendue : l’avis du Conseil d’Etat (CE, avis 9 déc. 2022, n°463563)
Quelques jours après l’arrêt de la Cour, le Conseil d’Etat rend enfin son avis. Alors que son rapporteur public l’invitait à différencier selon que la mortalité est intentionnelle ou non, le Conseil d’Etat retient une approche différente.
Le Conseil d’Etat présente la méthodologie à suivre :
- Premier temps : ce n’est que dans le cas de l’appréciation du troisième critère de délivrance de la dérogation qu’est vérifié l’impact du projet sur l’état de conservation des espèces présentes.
- Deuxième temps : ce n’est que dans le cas de l’appréciation du troisième critère de délivrance de la dérogation qu’est vérifié l’impact du projet sur l’état de conservation des espèces présentes.
Notons que c’était déjà en pratique la démarche de la plupart des porteurs de projets. L’avis a le mérite sur ce point de confirmer la pertinence de cette démarche.
Ensuite, le Conseil d’Etat apporte ses réponses aux deux questions posées par la Cour administrative d’appel de Douai,
- Première question : les mesures d’évitement et de réduction peuvent être prises en compte dans la caractérisation de la soumission à dérogation ; à la condition néanmoins qu’elles présentent des « garanties d’effectivité ».
- Seconde question : en tenant compte des mesures d’évitement et de réduction présentant des « garanties d’effectivité », l’administration doit soumettre un projet à dérogation « si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé »
Un flou subsiste néanmoins sur la méthode de qualification du risque : sur quoi doit porter le risque « suffisamment caractérisé » ? On sait que ce n’est pas sur l’état de conservation de l’espèce. Mais le Conseil d’Etat ne se prononce pas pour autant sur ce point, alors que sur la question de savoir si l’obligation de déposer une demande de dérogation s’applique dès le premier spécimen lui avait expressément été posée par la Cour de Douai.
L’expression semble laisser une marge de manœuvre encore importante pour l’administration, et donc pour le juge du fond.
4. Le premier cas d'application : l'arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon (CAA Lyon, 15 déc. 2022, n°21LY00407)
Dans le cadre d’un parc éolien défendu par le cabinet GREEN LAW AVOCATS, la Cour administrative d’appel de Lyon applique le raisonnement du Conseil d’Etat, moins d’une semaine après son avis, et conclut à l’absence de nécessité d’une dérogation « espèces protégées » dans une hypothèse où quelques cas de mortalité ont été recensés.
Il s’agit d’un parc éolien en exploitation, qui fait l’objet d’un suivi environnemental dans le cadre duquel des cas de mortalité ont été découverts. Des associations forment alors un recours contre la décision du Préfet de ne pas soumettre le projet à dérogation.
Dès la découverte des cas de mortalité, et avant même l’action des associations, l’exploitant avait proposé la mise en place de bridages spécifiques pour les espèces dont des spécimens avaient été détruits. Ces bridages ont été repris dans des arrêtés de prescriptions complémentaires édictés par le Préfet.
Les éléments produits au cours de l’instruction, et notamment les suivis écologiques réalisés après mise en place des bridages, montrent que les impacts sont réduits à un niveau très faible.
Lors de de l’audience, qui a lieu avant l’avis du Conseil d’Etat, le rapporteur public de la Cour conclut néanmoins à la nécessité d’une dérogation « espèces protégées », en refusant de tenir compte des bridages, en raisonnant par analogie avec les décisions de la Cour de Bordeaux évoquées supra.
Finalement, la Cour applique le raisonnement du Conseil d’Etat et conclut à l’absence de nécessité d’une dérogation :
- reprenant les termes de l’avis du Conseil d’Etat, la Cour rappelle qu’une dérogation espèce protégées n’est nécessaire que si le risque qu’emporte le projet pour les espèces protégées est « suffisamment caractérisé », en tenant compte des mesures d’évitement et de réduction ;
- la Cour analyse ensuite in concreto l’impact du projet pour les espèces protégées et conclut que les bridages imposés dans les deux arrêtés de prescriptions complémentaires permettent de « réduire notablement bien que pas complètement » le danger de collision et de destruction d’oiseaux ou de mammifères protégés présents dans la zone – la Cour indique également que le risque de collision est « désormais négligeable » ;
- Et qu’en conséquence le risque de destruction n’est pas suffisamment caractérisé pour justifier le dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées.
La Cour a ainsi tranché s’agissant de l’interprétation à donner à l’avis du Conseil d’Etat. Si l’on ne peut pas tenir compte de l’état de conservation (ce qui ressort effectivement de l’arrêt de la CJUE), cela ne signifie pas pour autant que la dérogation est nécessaire dès le premier spécimen.
La solution, pragmatique, se trouve dans l’interstice entre ces deux notions et rend justice au comportement et au travail de l’exploitant.
La soumission du parc à dérogation aurait dans ce cas été disproportionnée, les risques d’impact ayant été considérablement réduits par les bridages, dont les suivis écologiques ont en outre montré l’efficacité.
Sachant que les conséquences pour l’exploitant auraient été très graves : soumettre un parc à dérogation, c’est le soumettre à nouveau à un régime d’autorisation préalable – et donc un risque de refus, alors qu’il bénéficie déjà d’une autorisation environnementale, et qu’il est construit et en exploitation.
La conciliation entre les impératifs de protection de la biodiversité et de développement des énergies renouvelables semble ainsi assurée de manière équilibrée.
Pour autant, il apparaît essentiel que le gouvernement adapte rapidement sa doctrine – et les arrêtés ministériels de protection des espèces – pour tenir compte de ces décisions et propose une méthodologie pratique aux porteurs de projet, souvent démunis face à ces considérations juridiques complexes.
Ce dossier a été suivi au cabinet par Me Gandet, Me Becue et Me Sauret