Précaution, santé publique et contrôle du bilan (CE, 12 avril 2013, n° 342409)

ImportanceLe principe de précaution est consacré aux niveaux constitutionnel (article 5 de la Charte de l’environnement) et législatif (article L. 110-1 du code de l’environnement). Souvent invoqué par les requérants en matière de droit de l’environnement, il s’agit toutefois d’une notion relativement imprécise, dont les modalités d’application et de contrôle restent incertaines.

Par une décision d’Assemblée du 12 avril 2013 (CE, 12 avril 2013, n° 342409), le Conseil d’Etat précise son champ d’application ainsi que son articulation avec la notion d’opération d’utilité publique. A cette occasion, le Haute Juridiction dégage la méthodologie que doit appliquer l’autorité administrative lorsqu’elle contrôle le respect du principe de précaution dans le cadre d’une demande de déclaration d’utilité publique, mais aussi celle du juge administratif saisi d’un recours contre la décision de ladite autorité.

Par un arrêté du 25 juin 2010, le ministre de l’écologie avait déclaré  d’utilité publique, en vue de l’institution de servitudes, les travaux d’établissement de la ligne à très haute tension de 400 000 volts dite « Cotentin-Maine ». Cette ligne, qui s’étend sur 163km et traverse 64 communes, a vocation à acheminer l’électricité produite par le futur réacteur EPR de Flamanville.

 Plusieurs associations de protection de l’environnement, des collectivités locales et des particuliers avaient introduit un recours contre cette décision : ils soutenaient notamment que la construction de cette ligne comportait des risques pour  la santé des riverains et  invoquaient une violation du principe de précaution  par l’arrêté contesté.

Le Conseil d’Etat a rejeté leur recours au terme d’un raisonnement particulièrement pédagogique.

En effet, dans un premier temps, la Haute Juridiction a précisé que le champ d’application du principe de précaution concerne aussi bien l’environnement que la santé humaine, en évoquant tant « les risques de dommage grave et irréversible pour l’environnement » que ceux « d’atteinte à l’environnement susceptibles de nuire de manière grave à la santé ». Il s’agit là d’une interprétation extensive des dispositions précitées, lesquelles ne visent explicitement que la première catégorie.

Dans un deuxième temps, après avoir préalablement posé l’incompatibilité de principe entre une opération méconnaissant le principe de précaution et la qualification d’utilité publique, le juge détaille la méthodologie que doit respecter l’autorité administrative saisie d’une demande tendant à ce qu’un projet soit déclaré d’utilité publique pour s’assurer que ledit projet respecte cette règle :

« Considérant qu’une opération qui méconnaît les exigences du principe de précaution ne peut légalement être déclarée d’utilité publique ; qu’il appartient dès lors à l’autorité compétente de l’Etat, saisie d’une demande tendant à ce qu’un projet soit déclaré d’utilité publique, de rechercher s’il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l’hypothèse d’un risque de dommage grave et irréversible pour l’environnement ou d’atteinte à l’environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé, qui justifierait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l’état des connaissances scientifiques, l’application du principe de précaution ; que, si cette condition est remplie, il lui incombe de veiller à ce que des procédures d’évaluation du risque identifié soient mises en œuvre par les autorités publiques ou sous leur contrôle et de vérifier que, eu égard, d’une part, à la plausibilité et à la gravité du risque, d’autre part, à l’intérêt de l’opération, les mesures de précaution dont l’opération est assortie afin d’éviter la réalisation du dommage ne sont ni insuffisantes, ni excessives ; »

Il s’agit d’un véritable mode d’emploi pour l’administration : ainsi, le Conseil d’Etat distingue trois étapes dans le raisonnement qu’elle doit suivre.

Tout d’abord, il lui incombe d’identifier un risque potentiel. L’autorité administrative doit donc rechercher s’il existe des éléments de nature à faire soupçonner l’existence d’un risque justifiant l’application du principe de précaution, et ce en dépit du caractère hypothétique d’un tel risque, qui n’a pas à être établi de manière scientifique.

Si elle reconnait la nécessité d’appliquer le principe de précaution, l’autorité administrative devra alors veiller à ce que les autorités publiques instaurent ou supervisent des procédures d’évaluation  de ce risque.

Enfin, il lui appartient de vérifier que les mesures de précaution dont l’opération est assortie afin d’éviter la survenance du dommage sont adéquates, c’est-à-dire « ni insuffisantes,  ni excessives ». On notera que lors de cette troisième et dernière étape, l’autorité administrative doit prendre en considération « la plausibilité et la gravité du risque » aussi bien que « l’intérêt de l’opération » : elle procède donc déjà  à une certaine mise en balance des inconvénients et des avantages du projet.

Dans un troisième temps, La Haute Juridiction s’attache à définir les modalités de son contrôle sur la décision de déclaration d’utilité publique. Là encore, il s’agit d’un raisonnement en trois étapes, dans la mesure où le contrôle du juge s’applique à chacune de celles suivies par l’administration :

« [Considérant] qu’il appartient au juge, saisi de conclusions dirigées contre l’acte déclaratif d’utilité publique et au vu de l’argumentation dont il est saisi, de vérifier que l’application du principe de précaution est justifiée, puis de s’assurer de la réalité des procédures d’évaluation du risque mises en œuvre et de l’absence d’erreur manifeste d’appréciation dans le choix des mesures de précaution ; »

En effet, le juge vérifie d’une part qu’il y a bien lieu de faire application du principe de précaution, et, d’autre part, que des procédures d’évaluation ont bien été mises en œuvre. Enfin, il contrôle que l’autorité administrative n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation lorsqu’elle a déterminé les mesures de précaution à respecter.

En l’espèce, il était soutenu que l’exposition résidentielle aux champs électromagnétiques de très basse fréquence de la ligne THT en projet était de nature à créer un risque accru de leucémie chez l’enfant. Ce risque n’était toutefois pas établi de manière certaine.

Le Conseil d’Etat a considéré que l’existence d’un tel risque était suffisamment plausible pour justifier l’application du principe de précaution. Il a également validé les procédures d’évaluation mises en place par les autorités publiques, à savoir la prévision d’un dispositif de surveillance et de mesure des ondes électromagnétiques par des organismes indépendants et l’instauration d’un suivi médical après la mise en service de la ligne.

En ce qui concerne que les mesures de précaution adoptées  afin d’éviter la réalisation du dommage, les requérants soutenaient qu’elles étaient insuffisantes et invoquaient la possibilité de plutôt différer la construction de la ligne ou de procéder à son enfouissement partiel. Néanmoins, la Haute Juridiction a estimé que celles qui avaient été retenues (information du publics sur les risques potentiels liés à l’installation, tracé évitant les habitations et tout établissement accueillant des personnes particulièrement exposées, telles que les enfants, rachat des habitations situées à moins de cent mètres de la ligne)  n’étaient pas manifestement insuffisantes, notamment au regard des avantages du projet.

Le moyen tiré de la violation des articles 5 de la Charte de l’environnement et L. 110-1 du code de l’environnement a donc été rejeté.

Mais, alors même qu’il a écarté sa méconnaissance, le Conseil d’Etat fait de nouveau usage du principe de précaution lorsqu’il examine le caractère d’utilité publique de l’opération.

En effet, il précise qu’il incombe au juge administratif, lors de la mise en balance des avantages et des inconvénients du projet, de faire figurer le risque potentiel parmi les inconvénients d’ordre social du projet, et le coût des mesures de précaution parmi ceux d’ordre financier. Le risque de dommage et ses conséquences sont donc également intégrés à la vérification du caractère d’utilité publique de l’opération.

« Considérant qu’un projet relatif à l’établissement d’une ligne électrique à très haute tension ne peut légalement être déclaré d’utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social ou l’atteinte à d’autres intérêts publics qu’il comporte ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’il présente ; que, dans l’hypothèse où un projet comporterait un risque potentiel justifiant qu’il soit fait application du principe de précaution, cette appréciation est portée en tenant compte, au titre des inconvénients d’ordre social du projet, de ce risque de dommage tel qu’il est prévenu par les mesures de précaution arrêtées et des inconvénients supplémentaires pouvant résulter de ces mesures et, au titre de son coût financier, du coût de ces dernières ;

En l’espèce, le conseil d’Etat considère que les avantages du projet sont plus nombreux que ces inconvénients et confirme son statut d’utilité publique :

«  […] Considérant que, ainsi qu’il a été dit au point 40, les travaux déclarés d’utilité publique par l’arrêté attaqué ont pour objet de limiter, tant à l’échelle locale que sur un plus vaste périmètre, aussi bien les risques immédiats de rupture de synchronisme, d’écroulement de tension et de surcharge sur le réseau de transport d’électricité, que l’accroissement de ces risques qui résultera de la mise en service de l’installation nucléaire de base  » Flamanville 3  » ; que, eu égard aux mesures prévues pour atténuer ou compenser l’impact de cette ligne sur l’environnement et ses risques potentiels d’impact sur la santé, ni les inconvénients subis par les personnes résidant à proximité du tracé de la ligne  » Cotentin-Maine « , ni l’impact visuel des ouvrages sur les paysages traversés, ni leurs éventuels effets sur la faune et la flore, ni enfin le coût de l’opération, y compris les sommes consacrées aux mesures visant à assurer le respect du principe de précaution, ne peuvent être regardés comme excessifs et de nature à lui retirer son caractère d’utilité publique ; »

Outre la grille de contrôle qu’elle impose à l’autorité administrative, on retiendra donc de cette décision que le principe de précaution intervient à deux moments distincts du raisonnement du juge administratif en matière de déclaration d’utilité publique : lorsqu’il contrôle la décision au regard dudit principe, mais aussi lorsqu’il procède à la mise en balance des avantages et des inconvénients  du projet.

Cet arrêt fera l’objet d’un commentaire plus approfondi dans un prochain numéro de la revue Droit de l’environnement, mais notons d’ores et déjà que le Conseil d’Etat n’a pas manqué d’ériger la précaution en principe légitimant l’action publique, tout en s’en réservant une maîtrise qui nous expose sinon à l’arbitraire du moins à l’arbitrage du juge.

Lou DELDIQUE – Elève avocate (Green Law Avocat)